VIVA LA VIDA


Chemise noire et instrument blanc, chemise blanche et instrument noir, Luka Sulic et Stjepan Hauser constituent le duo de violoncellistes croates “2CELLOS”, déjà évoqué sur ce blog il y a quelque temps. Avec leur interprétation de “Viva la vida”, (une création originale du groupe britannique Coldplay), ils font montre, une nouvelle fois, d’un talent et d’une sensibilité remarquables. Profondeur et légèreté s’accordent pour développer des sentiments de saison, à mi-chemin entre la mélancolie d’un hiver qui n’est pas encore décidé à s’éclipser et la promesse d’un printemps qui parait encore bien incertain. Leur prestation en public ajoute une touche nostalgique, dans le contexte social et la brume existentielle qui sont les nôtres depuis deux ans, mais elle sonne aussi la révolte d’un optimisme dont le credo est universel. Viva la vida !

DÉCEMBRE ET DÉCADENCE


Le mois dernier, c’était l’étoile du salon, la star du living-room. Aujourd’hui, il n’est plus rien. Il n’est plus sur son 31. On l’a dépouillé de ses attraits, comme dans la chanson, les bois et guérets. On a saccagé sa parure, confisqué les rubans, les bijoux et les attributs de fête qu’il arborait triomphalement sous les œillades contemplatives d’un public conquis. Souvenirs, souvenirs… Personne ne lui fait plus le moindre cadeau. Déraciné dans les grises rues des grandes villes, il gît nu en exhibant sa verdure.

Mon beau sapin, roi des forêts, du tapis au tapin, ils t’ont trainé sans le moindre regret. Et toi, dans ta lente agonie, tu ne songes même pas à te venger. Tes aiguilles ne piquent pas. Elles ne l’ont jamais fait. Elles crissent doucement sous leurs talons plats. Tu vois passer des fleurs endimanchées qui te ressemblent mais ne le savent pas encore. Tu redoutes les pas lourds de spécimens gourds aux souffles courts, braconniers ou bucherons de l’asphalte.

Tu repenses à ta nature, intérieure et extérieure, la seule à laquelle tu appartiens. Dans un dernier hasard et un gigantesque effort, tu rampes vers le seul allié végétal de l’endroit. Tu te blottis à ses pieds, on ne sait jamais… Mais aucune réponse ne parvient, ni de près de loin. Tu restes là quelques temps, sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement.


Et puis, finalement, comme dans un rêve, tu entends une petite musique. Un peu trop aigüe, un peu trop forte, mais tu sais qu’elle te concerne. Tu perçois des belles lumières qui clignotent et te rappellent vaguement ces guirlandes qui t’empêchaient de dormir. Elles scintillent sur un grand traineau vert, duquel descendent des elfes vêtus de couleurs vives. Ils viennent pour toi. Tu n’es plus abandonné. Ils viennent enfin te chercher. Tu n’es peut-être plus la plus belle, mais ils ne t’ont pas oublié.

Tu repenses aux oiseaux, aux futaies du passé, à la campagne, aux collines boisées. Tu repenses à l’air du temps, à tes Vosges natales et aux brimbelles. Oui, ils sont là pour toi, ces petits hommes colorés et leur camion-poubelle.

TOUJOURS LÀ


Il y a cinq ans, dans la nuit du 10 au 11 décembre 2016, mon père s’en est allé. Je rentrais d’un reportage pour Canal + lorsque la nouvelle est tombée. On a beau s’y attendre et donner le change en société, on sait qu’on ne s’en remettra jamais tout à fait. Un père attentionné est au départ de tout ce que l’on fait, de tout ce que l’on est. Son regard, sa voix, son amour, son humour, son parcours, ses conseils, ses manières, ses mystères demeurent en nous à tout jamais.

Il fait partie de nos souvenirs, même lorsque le temps a cru les effacer et qu’ils resurgissent au hasard d’un album photo ou d’une discussion entre amis. En jeune marié ou avec les cheveux longs pour les besoins du cinéma, il est toujours le plus beau et le plus sympa des papas, comme dans nos affirmations d’écolier en cour de récré. Il était là même lorsque l’on ne le savait pas, de nos premiers pas à nos premiers émois. Il fut le premier guide, le premier référent, parfois pressant, parfois discret, parfois prégnant, parfois secret. Il a initié des épopées dignes de la découverte des Amériques. J’entends encore le feulement des roseaux sur les flancs du canoé lorsqu’il nous a emmenés, ma sœur et moi, en balade sur la Meuse. Ce fut l’une des plus belles journées de ma vie, du côté de Consenvoye, petit village meusien dans lequel je ne suis jamais retourné, mais dont le nom est resté gravé en lettres de soleil et d’azur. Ce fut une parenthèse unique, une de celles qui changent les perspectives, qui appellent d’autres rivages, et qui révèlent que les berges sont bien plus belles lorsque l’on s’aventure au milieu de la rivière. Où que tu sois aujourd’hui, encore merci, cher papa, de m’avoir appris à marcher, à nager, à plonger. Même et surtout à contre-courant.


MY BLUE MYSTERY

My Blue Mystery

Je l’ai appelée My Blue Mystery,

Rencontrée par hasard à Monoprix,

Puis repartie dans la rue de Reuilly,

Sans un regret, sans un mot, sans un bruit.

Elle ourlait l’asphalte et le ciment gris

De pensées saphirs et longs grains de riz,

Ondulant entre geisha et gipsy,

Devant l’incrédule et l’idiot qui rient.

Sœur d’Osiris et fille du Yang Tsé,

Aux senteurs d’iris et fleur de tiaré,

Une nuit bleutée, je prendrai le thé

À tes côtés sans rien te demander.

Ton silence emplit le creux de mes yeux

D’un spleen radieux, et malheureux un peu.

Le temps d’un vœu, on s’est rêvé à deux.

On ne se reverra plus et c’est mieux.

UNITED COLORS

Entre chien et loup… L’expression est très ancienne. Elle remonte à l’Antiquité. Un texte hébraïque du IIe siècle avant JC en donnait déjà la définition suivante : « quand l’homme ne peut distinguer le chien du loup ». Les Romains l’avaient résumée par : « inter canem et lupum ». La langue française l’attesta au XIIIe siècle, avec le même sens, désignant ce moment de la journée où il fait trop sombre pour permettre à l’homme de différencier les deux canidés. De nombreux synonymes vinrent la compléter en estompant la symbolique animale au profit de l’élément temporel : à la tombée du jour ; à la tombée de la nuit ; à l’heure bleue ; au crépuscule ; à l’heure crépusculaire ; à l’avant-nuit, à l’heure où les objets se confondent ; à la brune (ou sur la brune) ; au crépuscule le plus sombre… Pourtant, c’est bel et bien la référence animale qui en décuplait la puissance évocatrice : le loup, symbole de la nuit, représentant une menace et une peur ancestrales, tandis que le chien, davantage actif en journée, personnifie un allié, un guide, un soutien, une sécurité. Les bergers ne le savent que trop, eux qui, à cette heure fatidique, placent leurs chiens en sentinelles ou les lâchent alentour, afin de prévenir les attaques des loups sortant du bois et rôdant dans la pénombre.

Dès l’école primaire, cette expression “entre chien et loup” ne marqua profondément. Je ne comprenais pas très bien les adultes, qui, à mon avis, en promulguaient une acceptation erronée. Opposer chiens et loups me paraissait totalement absurde. Ayant grandi dans un petit village lorrain d’à peine trois cents habitants, j’avais côtoyé des grands chiens dès mon plus jeune âge. Marchand de vins et spiritueux en gros, mon grand-père en avait élevés des spécimens remarquables, qui patrouillaient la nuit dans les vastes caves… et qui m’accompagnaient le jour dans mes jeux ou mes escapades campagnardes. Chiens de garde, chiens de chasse, bergers ou dogues, je les ai tous aimés et ils me l’ont rendu au centuple. Dans mes imaginations et mises en scène enfantines, ils m’accompagnaient sans la moindre hésitation. Un berger allemand pouvait se travestir en loup gris, un bull mastiff en chihuahua, un briard en grizzly, un setter irlandais en renard… Rien ne les gênait, rien ne les vexait. Les aberrations et les contre-emplois les plus fantaisistes ne les rebutaient jamais. Nous étions complices. Nous nous comprenions. Nous nous faisions confiance dans l’instant et pour la vie. Je n’ai que très rarement éprouvé ce sentiment avec les humains. Lorsque ces derniers parlaient du loup, dans des contes qui se voulaient effrayants ou des métaphores que je trouvaient débiles, je me disais que, décidément, ils n’avaient pas compris grand chose à la vie. J’étais convaincu, du haut de mes dix ans, que les loups valaient bien mieux qu’eux et que je n’aurais pas tardé à en faire mes amis si l’occasion s’était présentée. Les chiens de ma vie et les loups de mes rêves font évidemment partie de la même famille.

Plus tard, la biologie et la sociologie m’ont donné raison. J’ai eu la confirmation que chiens et loups font effectivement partie de la même famille et du même genre, que chez eux le lien social est essentiel et que, de tous temps, ils ont été source d’inspiration dans tous les domaines culturels. Leurs capacités sensorielles sont infiniment supérieures à celles de l’homme, qui, probablement par jalousie, refuse d’admettre leur intelligence en la reléguant au rang d’instinct. À bien observer l’évolution du monde moderne, les plus bas instincts semblent pourtant être l’apanage de l’espèce humaine. Depuis des siècles, elle crie au loup en suivant des gardiens de troupeaux qui la mène à l’abattoir sans le moindre scrupule. Tout ça, selon elle, pour ne pas avoir une vie de chien ! En fin de compte, mon contresens d’enfant n’en était pas un. Entre chien et loup, je me suis toujours senti bien. La fin du jour et le début de la nuit ne m’ont jamais paru s’opposer. Ils se ressemblent et s’assemblent, comme les chiens de mon enfance et les loups de mes espérances. Ce moment d’assoupissement naturel est une stimulation spirituelle. Tout se confond et se révèle à la fois. On accepte les différences faute de pouvoir les discerner. On envisage toutes les éventualités sans pouvoir les vérifier. Ce merveilleux doute est une délicieuse ambiguïté. Entre chien et loup, imaginaire et intuition marchent de concert. Je leur emboîte le pas, comme dans un film, entre un saint-bernard débonnaire prénommé Beethoven et un Croc-Blanc un peu dingo, sifflotant le “Così fan tutte”, de ce cher Wolfgang.

NE  RÊVE  PAS  QUE  CE  SOIT  FINI


Avec cet été qui ne veut pas vraiment se découvrir, et l’incertitude de ce que le monde est en train de devenir, on ne sait plus si la liberté est dedans ou dehors. On traîne dans la maison. On ouvre un livre sans être sûr de vouloir le lire. On referme le chapitre du présent et on revoit le passé. On retourne dans la cuisine, sans avoir faim de rien. La guitare est posée dans un coin, près du jus de raisin. On reprendra des cours demain. En attendant, peut-être se repasser un film, mais lequel ? Ou alors écrire, sur ce papier à portée de main, mais les idées sont un peu loin. Et puis les batailles exigent de l’entrain. Comme l’amour, elles sont plus douces après l’assaut, entre suzerains et vassaux. Doit-on se méfier quand c’est trop beau ? On change de refrain mais c’est le même solo. On ouvre la fenêtre et un album photo. Il fait un peu chaud mais toujours pas assez beau. La tête, comme une maison vide et bondée, hésite, ne sait quelle chambre choisir. Le cœur est ailleurs. La nostalgie s’allonge sur le lit. La paresse est une petite détresse. Trop de portes à ouvrir pour enfermer le bonheur. Elles grincent toutes avec les heures. La cigarette étouffe l’ennui à petit feu. De cela ou d’autre chose, il faut bien se consumer. Des éclats de sourire volent jusqu’aux rideaux, avec de la poussière en guise de chapeau. L’après-midi va s’en aller. Crowded House squatte l’écran et sa vidéo tourne en boucle. On va bientôt pouvoir sortir, faire comme si de rien n’avait été. On est tout de même en été. Le possible est infini. Il ne faut jamais rêver que c’est fini.

L’ÂME  DES  LIEUX

De gauche à droite : Brigitte, Giovanna et Henri IV.

C’était un 14 mai et nous quittions, mon amie Giovanna et moi, notre fief du Banana Café, bar mythique et exotique des nuits parisiennes, qui anime la rue de la Ferronnerie et le quartier des Halles depuis près de quarante ans. Ce soir-là, il ne faisait pas froid mais le temps était à la pluie, avec quelques gouttes de nostalgie. Je le fis remarquer à mon amie qui me demanda pourquoi je pensais cela. D’une Française à une Brésilienne, la traduction des impressions est parfois plus aisée par les silences que par les mots. Je lui devais tout de même une explication. « Esta nostalgia é difícil de explicar ». Généralement, la nostalgie se définit comme un sentiment de regret d’un temps ou d’un lieu autrefois agréables mais devenus lointains. Éloignement spatial ou temporel, peu importe, ce regret n’est pas un remords. C’est un mal du pays ou un bien du passé, comme un soupir intérieur, qui devient présent mais nous échappe en même temps. Saudade, spleen, blues, mélancolie ; un peu de tout cela avec un soupçon d’autre chose. (suite…)

TOUJOURS  D’ACTUALITÉ


« Avez-vous remarqué comme on est bête quand on est beaucoup ? ». Cette citation de George Sand m’a toujours fascinée par son insondable vérité. On pourrait la conjuguer avec une autre formule, tout aussi inexorable, de Françoise Sagan : « Nous sommes peu à penser trop et trop à penser peu ». Que penser dès lors des rassemblements périodiques qui voient fleurir des crétineries aussi bêtes que méchantes dans les stades de football ? Banderoles débiles, insultes homophobes, éructations racistes, chants sectaires et vociférations primaires… plus ça va, pire c’est. On trouve même des journalistes dits sportifs capables de s’étonner que l’on s’en alarme, sous prétexte que cela fait partie de je ne sais quel folklore primitif ou tradition stupide. Au comptoir d’en face, qui se mue régulièrement en plateau de télévision ou en campagne de communication, des instances et des politiques en mal de notoriété jettent de l’huile sur le feu en proposant des remèdes aussi pernicieux que le mal. Diffusé à la belle époque de l’émission quotidienne Le Set, sur Pink TV, il y a déjà quinze ans (sous l’œil affuté d’Éric-Emmanuel Schmitt), ce billet d’humeur colle étonnamment à l’actualité toujours aussi désolante du football et de ses supporters…
Et à l’implacable mécanique du nombre.