CLAUDE MONET

LA PIE

C’est un tableau de saison, intitulé “La Pie”, qui m’a toujours impressionnée, sans mauvais jeu de mots. Claude Monet, l’un des principaux fondateurs de l’impressionnisme, a réalisé cette huile sur toile (89 cm x 130 cm) à Étretat, durant l’hiver 1868-1869. Représentant un paysage enneigé de Normandie, elle a toujours eu la faculté de me replonger dans mes souvenirs d’enfance, de l’autre côté de la France, en Lorraine. Derrière la maison de mes grands-parents, dans le petit village de Beuvillers, en Meurthe et Moselle, un panorama similaire s’offrait à moi chaque hiver. Entre jardins et vergers, juste avant de plonger vers la plaine, un entrelacement de lignes horizontales et verticales me propulsait doucement dans une autre dimension. Le froid n’avait plus d’importance. La nature engourdie, anesthésiée par la neige qui emmitouflait jusqu’aux moindres bruits, les faisant résonner -et raisonner- si différemment, me parlait à mots feutrés. Elle me communiquait tout un écheveau d’impressions, de sentiments et de pensées ouatés, entre mélancolie et enchantement…

Il y a, dans ce tableau, une immense tranquillité, un équilibre indolent, une quiétude frisant l’ataraxie, qui donnent envie de s’abandonner aux rêves qui mettent le temps en suspension. J’ai toujours pensé que, pour rendre cette sensation indicible avec une telle profondeur, Claude Monet avait dû ressentir une grande paix intérieure, une sérénité et une plénitude supérieures… jusqu’à ce que je découvre qu’il avait tenté de se suicider quelques mois avant la création de ce chef d’œuvre ! Dépressif, dans une situation financière désastreuse, désavoué par son père, sans aucun succès ni reconnaissance artistique, le peintre s’était jeté dans la Seine pour en finir avec la vie, à 28 ans à peine. Ma théorie de la sérénité et de la paix intérieure en prenait un coup. Et puis, en réfléchissant, je me suis dit que, justement, après cette tentative de suicide manquée, la décision de quitter Paris pour rejoindre la Normandie avait été une planche de salut qui l’avait remis à flot, au moins psychologiquement. De 5 à 18 ans, Claude Monet avait vécu au Havre, chez ses grands-parents paternels. Renouant avec les paysages et les perceptions de son enfance, délaissant l’agitation factice d’une capitale ayant dévoré dix années de sa vie pour retrouver le calme d’une campagne aux valeurs plus humaines, l’artiste avait sans doute pu se reconnecter à d’autres envies. Il s’était réconcilié avec une partie de lui-même, qui lui avait donné accès à cette sublime inspiration.

Dans certains magazines ou sites internet, la reproduction du tableau altère les couleurs originales. Les teintes apparaissent plus dorées, comme blondies par un soleil différent. Loin de le déprécier, elles lui octroient une autre magie. Les lignes de forces sont identiques. Aux éléments horizontaux, constitués par les nuages, la barrière, la clôture en noisetier et ses amas de neige, le toit et le mur de la maison, répondent les éléments verticaux, constitués par les montants de la barrière, les arbres, avec leurs troncs et leurs ombres. Plusieurs nuances de blanc se conjuguent en laissant émerger d’autres couleurs : ombres bleutées, mauves atténués, ocres solaires, gris minéraux… D’aucuns évoqueront un camaïeu de blanc. D’autres insisteront sur une perspective en trois plans : d’abord le champ jusqu’à la barrière et la clôture, ensuite les maisons et les premiers arbres, enfin le ciel nuageux et les derniers arbres. Modestement, je soulignerai le va et vient incessant que l’œil ne peut s’empêcher d’exécuter entre les détails et l’ensemble du tableau. Tant de stimuli visuels entrent en symbiose qu’il est impossible, et presque criminel, de les hiérarchiser. Ils fusionnent pour créer une atmosphère particulière, dans tous les sens du terme. Y triomphe sa majesté la pie, à l’élégance noire et blanche ô combien emblématique.

La période du second empire privilégiait un académisme dont les règles contrariaient beaucoup Claude Monet. Dans ce contexte, “La Pie” est une œuvre majeure, qui annonce l’avènement de l’impressionnisme. Quelques années plus tard, le mouvement prendra son essor avec le renfort de peintres tels que Édouard Manet, Camille Pissaro, Auguste Renoir et Alfred Sisley, ou encore, Paul Cézanne, Edgar Degas et Berthe Morisot. Privilégier la perception plutôt que la description, capter et transmettre la sensation pour décupler l’impression, tel sera le crédo des impressionnistes. Conservée au musée d’Orsay, à Paris, depuis 1984, “La Pie” en est l’un des tout premiers symboles. Le terrestre et le céleste se rejoignent. Les ombres et les lumières aussi. Les rayons du soleil sont les plus vifs à l’endroit où Monet a posé l’oiseau. Sujet principal du tableau, le seul qui ne soit inanimé, le corvidé malicieux concentre sur lui une luminosité diffuse, légèrement embrumée et presque irréelle, réfléchie par le blanc de la neige, qui l’accentue de manière singulière. Vilipendée par la critique conservatrice, interdite de salons pendant près de quinze ans, tout comme son auteur à qui l’on reprochait sa modernité, son audace et sa transgression des règles, “La Pie” semble demeurer stoïque, accrochée à une barrière dont il ne tient qu’à elle de s’affranchir. Elle préfigure l’envol de l’impressionnisme, et de la cote des toiles de Claude Monet, dont l’une d’elles (de la série “Les Meules”) s’est vendue 110,7 millions de dollars, aux enchères à New-York, en 2019. Un record pour une œuvre impressionniste.

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