HÉLIOGABALE

IL ÉTAIT ELLE !

Tout est parti d’un tableau de Sir Lawrence Alma-Tadema (1836-1912), un peintre britannique d’origine hollandaise. Réalisée en 1888, cette œuvre, intitulée “Les Roses d’Héliogabale”, retrace une scène en apparence mirifique et voluptueuse, lors d’un banquet somptueux, à l’époque de la Rome antique. L’empereur qui préside ces festivités fut l’un des plus jeunes et des plus méconnus de l’histoire romaine. Portant des vêtements féminins, et exigeant que l’on remplace le il par le elle à son sujet, cette personnalité controversée est l’un des tout premiers cas de transidentité répertorié par les historiens. Frappé de damnatio memoriæ (littéralement : damnation de la mémoire), elle fut condamnée à l’oubli au terme d’un règne particulièrement court et troublant.

Dès le départ, il faut savoir jongler avec les dénominations pour ne pas perdre sa trace. Né en 203 ou 204 à Émèse, en Syrie, Varius Avitus Bassianus est le fils d’un sénateur romain et d’une princesse d’origine syrienne, apparentée à la dynastie des Sévères. Très jeune, il est dépositaire de la charge de grand-prêtre du dieu Élagabal, divinité solaire dont le culte ancien, remontant aux Phéniciens, est confirmé par des écrits et des pièces de monnaie du premier siècle de notre ère. Après l’assassinat du sanguinaire Caracalla, les femmes de la branche syrienne de la famille impériale manœuvrent habilement afin de proclamer Varius Avitus Bassianus empereur, sous le nom de Marcus Aurelius Antoninus. Pour faire bonne mesure, l’empereur Macrin, qui devait succéder à Caracalla, est exécuté, ainsi que son fils, et l’on apporte leurs têtes au jeune monarque qui, de Marcus Aurelius Antonius, devient Héliogabale. Le nouvel empereur a à peine 14 ans.

En adorateur du soleil qui se respecte, Héliogabale a un énorme faible pour l’or et les pierres précieuses. Tout doit briller et resplendir sur son passage. Une galerie de son palais est saupoudrée d’or et d’argent. Bracelets, diadèmes, colliers, bagues et autres bijoux inestimables ornent sa personne en toutes circonstances. Ses vêtements sont tissés d’or et d’argent. Parmi ses habits d’apparat, une tunique perse est entièrement faite de pierreries. La porter, ou plutôt la supporter, lui fait ressentir « le poids épuisant du plaisir ». Ses chaussures sont constellées de gemmes de toutes sortes. Sa folie des grandeurs dicte des fantaisies absurdes : ses cuisiniers doivent parsemer ses plats de pièces d’or, de perles, de marcassites et de grains d’ambre, au risque de rendre les aliments impropres à la consommation ! Le mythe grec du roi Midas, qui par la grâce du dieu Dyonisos, avait acquis la faculté de transformer en or tout ce qu’il touchait, aurait pourtant dû alerter Héliogabale sur les dangers de ses excès. À cause de cette recherche et cette passion exagérées des richesses, Midas, ne pouvant même plus boire ou manger, causa sa propre perte, et celle de ses proches, transformés en statues dès qu’il les touchait.

Curieusement, ce ne fut pas ce type d’abus qui initie le déclin d’Héliogabale. Sa grand mère, sa mère et sa tante, après l’avoir porté au pouvoir, commettent l’imprudence de se montrer par trop ambitieuses et intrigantes. Les sénateurs et les consuls romains ne peuvent tolérer que des femmes saisissent les rênes du gouvernement. Plus que la conduite dispendieuse et les excentricités de l’empereur, c’est l’omniprésence de sa mère au sommet de la hiérarchie qui scelle sa perte. L’armée, qui l’avait d’abord soutenu, change de camp. Elle se range progressivement du côté des politiques. Au lieu de calmer le jeu et de tenter une approche plus conciliante, Héliogabale se lance à corps perdu dans une démarche totalement irrationnelle.

Ses sujets doivent désormais conjuguer leur empereur au féminin. Ce n’est plus il, mais elle. Et lorsqu’une directive impériale entre en vigueur, en 219 après Jésus Christ, on obéit si l’on ne veut pas y laisser la vie. Certains empereurs romains se sont illustrés par des orgies et des dépravations sexuelles en tous genres, sans mauvais jeu de mots. Cela répondait à des pratiques extravagantes ou des fantasmes ponctuels. Avec Héliogabale, le cas est très différent. Il ne s’agit pas ici d’un simple travestissement, mais bel et bien de transidentité. À l’époque, il n’y a évidemment aucune possibilité de réassignation sexuelle, mais les historiens Dion Cassius (162-235 après JC) et Jean Zonaras (1074-1160) relatent un élément troublant. Selon eux, Héliogabale souhaitait ardemment accéder à une « double nature sexuelle grâce à une incision à l’avant du corps »… Preuve supplémentaire d’une recherche constante de modifier son identité de genre. On a d’autant plus de mal à comprendre pourquoi la même Héliogabale, véritable pionnière transgenre, se met en tête d’enlever la grande Vestale Aquila Secera pour l’épouser ! Cette prêtresse de la Rome antique dédiée à Vesta, déesse du foyer et de la famille, devait rester vierge et jouissait d’une admiration confinant à la vénération. Outre le scandale provoqué par un tel enlèvement, ce mariage non consommé (Héliogabale en est bien incapable) contribue à détériorer un peu plus sa réputation. La seule explication avancée devant le Sénat est son désir de syncrétisme symbolique, « pour que naissent des enfants divins ».

Le divin, Héliogabale va s’en éloigner de plus en plus, donnant l’impression d’organiser lui-même sa propre descente aux enfers. Orgies de plus en plus nombreuses en compagnie d’exoleti (prostitués mâles actifs dans la Rome ancienne), mariages homosexuels inconvenants, notamment avec deux colosses grecs prénommés Hiéroclès et Zotikos, rumeurs de pratiques mortifères durant des banquets obscènes donnés au palais… tout cela indigne les élites et les historiens romains. La fin de règne approche à grands pas. Sentant le vent tourner, l’une des femmes qui avaient suscité son avènement va hâter sa perte. Sur les conseils de sa grand-mère, le partage du pouvoir et le titre de “césar” sont offerts à son cousin Sévère Alexandre. Ce dernier, qui porte bien son nom, est vertueux, diplomate, sage, patient, stratège, avisé… tout le contraire d’Héliogabale, qui est finalement sacrifié par la grand-mère indigne et le cousin ingrat. Les deux nouveaux associés fomentent une révolution de palais. Objectif prioritaire : éliminer ce jeune empereur de 18 ans qui n’en fait qu’à sa tête et déshonore la famille. Le 11 mars 222, une foule hystérique envahit la demeure impériale et massacre l’empereur. Son corps est traîné à travers les rues de Rome. On veut le jeter aux égouts, mais les conduits sont trop étroits. Le cadavre d’Héliogabale est finalement précipité dans le Tibre, tandis que sa mère est assassinée par les prétoriens.

En décembre 2023, le tableau “Les Roses d’Héliogabale”, évoqué en introduction de cet article, prolonge l’histoire d’Héliogabale de façon inattendue. Le musée de North Hertfordshire (Angleterre), où est exposée la toile, prend une décision radicale. Se fondant sur les travaux d’historiens reconnus, et après concertation avec l’association LGBTQIA+ Stonewall, les spécialistes anglais énoncent leur verdict : « Héliogabale, qui a régné sur Rome de 218 à 222 après Jésus-Christ, est désormais évoquée au sein du musée, avec des pronoms féminins et en remplaçant notamment “empereur” par “impératrice”. ». La transidentité d’Héliogabale est enfin confirmée, reconnue et officialisée, après une attente longue de 1801 ans…

Le paradoxe dans cette affaire, comme dans l’existence d’Héliogabale, tourne, encore et toujours, autour d’une double notion d’interprétation et de dualité. Cette peinture dégage une première impression de volupté et d’abondance. Abondance des couleurs, abondance des détails, et bien sûr, abondance des pétales de roses, qui constellent par milliers une grande partie de l’œuvre. On est fasciné, presque absorbé par cette scène qui, visiblement, représente un banquet donné dans les hautes sphères de la société romaine. On hésite entre réalisme et idéalisme. On sent quelque chose derrière les choses. On pressent une double identité sans pouvoir la nommer. L’œil va des personnages aux objets, des objets aux personnages, du premier plan à l’arrière plan, des détails à l’ensemble, et puis, il revient toujours sur ces satanés pétales de roses. Pourquoi s’envolent-ils ainsi, comme dans un conte de fée ou un dessin animé enchanteur de Walt Disney ? Tout semble vrai et faux à la fois.

Au vu de la place qu’il occupe, de la richesse de ses habits et des étoffes sur lesquelles il est alangui, le personnage principal est sans nul doute en haut à gauche. C’est donc Héliogabale. À droite, sur la même estrade, est attablée une partie de sa cour. Tous fixent attentivement ce qui se passe en contrebas. Ils ressemblent à des invités de marque ayant pris place au balcon d’un théâtre. Ils dominent la situation. Ils sont en loge présidentielle. Les autres, dont nous-mêmes en tant que spectateurs, sont cantonnés au parterre, voire dans la fosse d’orchestre. Cette contre-plongée légèrement oppressante révèle tout à coup le drame qui est en train de se jouer. Les pétales ne volent pas. Ils tombent. Ceux du bas vont être ensevelis et étouffés. Ceux du haut, amusés ou désabusés, vont les regarder se débattre. L’historien Robert Turcan précise : « Comme Néron, Héliogabale a des salles à manger à plafonds coulissants d’où, brusquement, s’effondre une masse de fleurs qui asphyxie les malheureux convives, incapables d’émerger du tas en rampant ». Épisode fictif ou réalité effrayante ? C’est en tout cas cette idée qui est reprise par le peintre Lawrence Alma-Tadema pour composer son tableau. Un recadrage sur quelques personnages clefs de la partie inférieure de la toile est éloquent.

Cette peinture, envoûtante et terrifiante, reflète, sous bien des aspects, l’ambigüité abyssale d’Héliogabale. Ironie du sort, la sépulture florale qu’elle représente a permis d’exhumer la mémoire et le parcours d’une impératrice romaine transgenre jusque là presque inconnue. Celle qui s’est perdue dans le luxe, la déraison, l’emballement, la vanité, la démesure, la luxure, ne savait peut-être pas, tout simplement, où se chercher, où se trouver. Celle qui disait : « Ne m’appelez pas Seigneur, car je suis une Dame » préfigurait peut-être déjà, avec cette affirmation dissidente, sa déchéance. Trahie par les femmes de son clan et bannie par les hommes de son époque, elle n’avait aucune famille vers laquelle se tourner. Dix huit siècles plus tard, les sociétés rétrogrades et les mentalités étriquées sont encore légion. Héliogabale n’y aurait toujours pas sa place, mais pour bon nombre de ses descendantes transidentitaires, les conquêtes en cours sont de bon augure.

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