JUDITH MAGRE

75 ANS DE CARRIÈRE !

Elle fête ses 97 ans aujourd’hui, avec le même sourire et la même passion pour le théâtre que lors de sa première apparition devant la caméra, en 1948, dans “Clochemerle“, le film de Jean Chenal. À l’époque, elle s’appelait Simone Chambord. Ce n’est que cinq ans plus tard, en 1953, qu’elle prit le pseudonyme de Judith Magre, sous lequel elle a accompli l’une des plus longues et prolifiques carrières artistiques françaises. Chaque année, cette incroyable carrière s’enrichit de nouveaux épisodes, tant au cinéma qu’au théâtre. En 2022, elle est apparue dans le film “Joyeuse Retraite 2“, mais, visiblement, elle n’est pas prête de prendre la sienne…

Née le le 20 novembre 1926 à Montier-en-Der, dans la Haute-Marne, Judith Magre, alias Simone Dupuis pour l’état civil, est l’aînée d’une fratrie de cinq enfants. Vis à vis de ses cadets, et de son père ingénieur, elle doit montrer la voie. Au sortir de ses études secondaires, elle intègre la prestigieuse université parisienne de la Sorbonne . Elle suit des cours de philosophie qui ne la satisfont guère. Il faut dire que la capitale regorge de tentations bien plus palpitantes. La jeune femme sort beaucoup, papillonne dans les milieux artistiques et les festivités en vogue. Elle fabrique elle-même des robes de soirée qui la font remarquer dans des soirées et des bals huppés. Elle y rencontre le collectionneur d’art et décorateur Charles de Beistegui, fréquente la vicomtesse Marie-Laure de Noailles, qui devient vite une amie, est hébergée chez la sœur d’Andrée Putman, la célèbre designer et architecte d’intérieur.

Est-ce alors que naît le feu sacré qui va l’animer durant les trois quarts de siècle suivants ? Probablement. La facétieuse cigale, qui survit grâce à des petits boulots ici et là, commence à se discipliner. Elle s’inscrit au cours Simon, prend des leçons de danse classique auprès de Lucette Destouches, la seconde épouse de Louis-Ferdinand Céline. À l’instar d’une Juliette Greco, d’un an sa cadette, elle virevolte dans le quartier latin, navigue avec les artistes qui se feront un nom plus tard. Une photo la montre en compagnie de Boris Vian, Henri Salvador et Mouloudji. Elle rencontre Sartre et Beauvoir. Simone Dupuis devient Simone Chambord, puis Judith Magre. Elle décroche ses premiers petits rôles au cinéma à 21 ans. Le destin, qui l’avait déjà gâté au rayon de ses rencontres festives, lui offre la chance de travailler avec des réalisateurs qui comptent : Pierre Chenal, Raymond Bernard, Yves Ciampi… Insatiable, elle s’essaye également aux spectacles de cabaret, puis met le doigt dans un engrenage qui ne la lâchera plus jamais : le théâtre. Elle foule les planches pour la première fois dans une pièce du dramaturge et nouvelliste Émile Mazaud. La troupe quitte la France pour une tournée en Autriche. À Innsbruck, le rêve manque de virer au cauchemar. Judith explique : « J’avais une robe 1900, une voilette, un petit canotier et une ombrelle. Avant d’entrer sur scène, j’étais paralysée de peur. Au point qu’il a fallu que le régisseur me pousse. J’ai fait un vol plané, et ai atterri sur le ventre, avec mon canotier, mon ombrelle… Les gens ont cru que cela faisait partie de la mise en scène. Et là, je me suis dit : J’y suis, j’y reste ! ». Une réaction et une résolution à la Mac Mahon, qui lui a permis d’enchaîner les générales et les premières beaucoup plus sereinement par la suite.

Avec 110 pièces de théâtre à son actif, Judith Magre a un palmarès époustouflant. Elle a tout joué, d’Euripide à Tennessee Williams en passant par Molière, Tchekhov, Claudel, Sartre, Anouilh, Copi, Eschyle, Camus, Giraudoux, Corneille, Brecht, Gorki, Bréal, Shakespeare, Wilde, Cocteau, Pasolini, Vilar, Calaferte, Dard, Vauthier, Ribes, Berkoff, Minyama, Aymé, Marivaux, Vitez, Schmitt, Tesson, Hampton… Il serait plus facile de lister les auteurs dont elle n’a pas visité l’univers théâtral. Dès 1961, la compagnie Renaud-Barrault, avec laquelle elle s’était déjà essayée en 1955, lui ouvre grand ses portes. Elle rejoint ensuite le TNP (Théâtre National Populaire), où elle se distingue de 1963 à 1971. De comédienne talentueuse, elle est devenue une valeur sure de la scène française.

Comme si cela ne suffisait pas, Judith Magre multiplie les engagements au cinéma et à la télévision : 80 films sur grand écran et 60 productions télévisées, dont plusieurs morceaux d’anthologie diffusés dans la célèbre série “Au théâtre ce soir” ! Qui dit mieux ? Elle contribue grandement à drainer un nouveau public de la télévision vers le théâtre. Son visage devient familier. Son jeu réconcilie grand public et critiques spécialisés. Le septième art la courtise. Les cinéastes Christian-Jacque, René Clair, Sacha Guitry, Julien Duvivier, Jacques Becker, Louis Malle, Yves Robert, Vittorio De Sica, Claude Lelouch, Jacques Deray, François Ozon, Paul Verhoeven, Francis Girod, pour n’en citer que quelques uns, font appel à elle régulièrement. « Si je ne joue pas, je meurs. », dit-elle. On la croit sur parole.

Le secret de sa longévité, sur les planches, devant les caméras et dans la vie serait donc une boulimie de travail et une addiction à la scène ? Pas tout à fait. Judith Magre a un autre secret de jouvence : l’amour. Selon elle, « l’amour est la chose la plus importante de la vie. Moi, j’aime être amoureuse et jouer. Quand je n’ai pas les deux, quand il y en a un qui manque, je ne suis pas contente. ». Mais ces deux ingrédients essentiels doivent être savamment dosés. Si l’un menace de prendre le pas sur l’autre, l’effet peut être dévastateur. Sa première histoire d’amour, vécue très jeune avec un beau parti rencontré au mariage d’une amie, n’y a pas survécu. Judith raconte : « Ce fut le coup de foudre avec un jeune homme très bien. On se fiance dans les trois jours, lors d’un grand dîner, avec mes parents et les siens. Je reçois une bague magnifique avec un rubis, ma pierre préférée. Pourquoi si vite ? Parce que mon futur époux travaille dans un pays lointain et qu’il doit repartir pour son travail. Là-bas, il me le promet, il va nous construire notre maison. Moi, je reste en France pour finir mon année de philo. Mon futur époux sera fier d’avoir une femme cultivée Mais lors d’un ultime déjeuner de pré-départ avec les deux familles, j’ai un sursaut : j’arrache ma bague et j’annonce que je ne veux plus me marier… Scandale ! ». Dix ans plus tard, elle tempère ses ardeurs et épouse l’écrivain-cinéaste-producteur français Claude Lanzmann. Leur union dure de 1963 à 1971, année de leur divorce. Mais huit ans, c’est déjà mieux que trois jours…

Si Micheline Presle, qui a fêté son 101ème anniversaire en août dernier, est la doyenne des actrices françaises, elle ne tourne plus depuis 2016. En revanche, Judith Magre, qui arpente encore les scènes de théâtre à 97 ans, est sans conteste la doyenne des comédiennes françaises toujours en activité. Elle ne fait pas grand cas des nombreuses récompenses qui lui ont été décernées par le public et la profession. Pourtant, en 1990, elle a obtenu le Molière de la meilleure actrice dans un second rôle. Puis, en 2000 comme en 2006, elle a décroché le titre suprême du Molière de la comédienne. Depuis 2015, la médiathèque de sa ville natale, Montier-en-Der, porte son nom en hommage à sa carrière hors normes. Cette dernière, aussi exceptionnelle soit-elle, ne la met pas à l’abri sur le plan matériel. L’artiste a récemment confié que sa retraite excédait à peine les 1000 euros. Quand certaines personnes, bien moins méritantes et travailleuses, se voient octroyer plus du double de ce montant à 65 ans, sans même parfois avoir cotisé, on se dit que la farce a un goût amer au pays de la langue de Molière. Loin de la tracasser outre mesure, cette aberration financière reste un détail. De même, elle ne redoute pas la mort. Seule la vieillesse l’inquiète : « Les amis chez qui je passais du temps, ou même des vacances absolument extraordinaires dans des endroits sublimes, où je pouvais faire des kilomètres, où je pouvais monter à cheval… Ils sont tous morts. Voilà, c’est ça le drame, quand on est vieux. (…) Moi, mourir, ça m’est complètement égal. Au contraire, ce que je redoute c’est d’être un vieux truc dégueulasse, de souffrir. Ce qui me fait peur, c’est la maladie, c’est la souffrance. Vous me diriez : “Je vais vous flanquer un coup de revoler, vous mourrez vite”, je serais très contente ! ».

En attendant, celle qui s’est depuis longtemps prononcée en faveur du droit à mourir dans la dignité, continue de vivre pleinement sa passion. D’aucuns pourraient croire qu’elle se ménage et suit un régime. Pas du tout. De son propre aveu, parmi ses compagnons infréquentables, l’alcool est la cigarette font bon ménage : « J’aime bien fumer et picoler. Des alcools forts, whisky et surtout vodka. J’ai commencé à boire très tôt et je ne m’en porte pas plus mal. Idem pour la cigarette. ». Encore un autre paradoxe de cette séductrice indestructible. De 2021 à 2023 elle a triomphé au théâtre dans “Une Femme Allemande”, de Christopher Hampton. Cette année, elle a décidé de rempiler dans une pièce de Sylvain Tesson : “S’abandonner à Vivre”. C’est à se demander si ce n’est pas Judith Magre elle-même qui a soufflé ce titre à l’auteur…

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