Carnets du Portugal 1

QUINTA  DE  LA  REGALEIRA



De vendémiaire à brumaire, le calendrier républicain peut faire germer un spleen automnal dans les esprits de certains. Chez d’autres, il accentue une frénésie d’idées et de sentiments insolites, qui font zigzaguer le passé et le présent dans un ballet de possibles imaginables, ou inimaginables, selon que vous acceptez d’y croire ou non. Persuasée d’avoir été Marie-Antoinette dans une autre vie, une amie brésilienne m’a récemment bombardée comtesse ou duchesse de je ne sais plus trop quoi, maîtresse certifiée d’un haut dignitaire de la couronne du Portugal dont il serait fort aventureux de révéler le nom, et muse attitrée d’un futur grand peintre qui sera un jour l’égal de Salvador Dali et Picasso réunis ! Lorsque cette amie a su que ma fille avait élu résidence à Lisbonne fin septembre, elle y a vu un signe du destin irréfutable, a mandé la calèche de son ami Hubert afin de me transporter vers les plaines de Roissy-en-France, où un étrange équipage fut chargé de m’escorter en terre lisboète.

À partir de cet instant, et du franchissement de la porte d’embarquement spatio-temporel F43, tout devient flou. Mes souvenirs paressent dans un no man’s land ténu, entre fado et fa dièse. Je me retrouve devant la grille d’un domaine que je sens être mien mais dont j’ignore le nom. Je hèle un manant de passage qui m’assure, dans un langage peu compréhensible, qu’il s’agit de la Quinta de la Regaleira, autrefois nommée Quinta da Torre (le domaine de la tour). Achetée en 1840 par une riche baronne ayant délaissé Porto pour Sintra, petite ville située au nord-ouest de Lisbonne, la propriété est passée du XIX° au XX° siècle sans que l’on sache vraiment ce qu’il est advenu des premiers châtelains et de leur descendance. Ou de leurs accointances.

« Mais je suis là, moi ! », ai-je envie de leur crier au travers du portail en fer forgé. Je reconnais tout. Je peux détailler et expliquer chaque élément du palais ou du parc qui l’entoure. Je peux révéler et commenter les nombreuses références à l’alchimie, à la franc-maçonnerie et même à l’ordre des Templiers, indices méconnus qui parsèment l’architecture des bâtiments et la conception des jardins. Je peux narrer dans le détail certains étés étouffants et certaines soirées débridées, avec leur cortège d’anecdotes inavouables. Je peux ressusciter certaines réceptions très privées, exhumer des souvenirs brulants, dignes du Bal des Laze cher à Michel Polnareff. Je peux raconter des passages secrets ignorés, des crimes de lèse-majesté, des oubliettes du passé. La statue d’Hermès le sait bien, elle qui m’adresse un clin d’œil discret en souvenir de nos complicités de jadis. Mais personne ne veut me croire. Pire, j’ai l’impression que personne ne m’entend. Je demeure plantée là, devant une grille inexorablement verrouillée, dont j’ai bien peur d’avoir à jamais perdu la clef.

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