KIRAZ, TOUT SIMPLEMENT.

LE  PEINTRE  ET  LES  LIBELLULES

Lorsqu’il vint au monde, le 25 août 1923, dans la capitale d’Égypte, on le prénomma Edmond en hommage à Edmond Rostand. Issu d’une famille francophile d’origine arménienne dont le patronyme est Kirazian, il entama une carrière de dessinateur de presse politique et de caricaturiste dès l’âge de 17 ans. Multipliant les collaborations dans des journaux et revues de langue arabe, française et anglaise, il acquit rapidement une solide réputation sous le nom de plume Kiraz. À 22 ans, l’envie de quitter Le Caire pour Paris le parachuta avenue Montaigne par la grâce d’une amie de ses parents. Il n’y resta qu’un an, le temps de dépenser ses économies, de tomber amoureux de la capitale française… et de ses Parisiennes !

Le retour en Égypte fut difficile. À Paris, une de ses activités favorites consistait à aller s’asseoir au jardin du Luxembourg ou à une terrasse de café, et à attribuer, en compagnie d’un ami, une note sur dix aux jolies filles qui passaient devant eux. Ces visions de rêve le propulsèrent dans un autre univers, comme il l’avoua plus tard : « En Égypte où je suis né, il y avait autour de moi des femmes grassouillettes. Et puis, tout d’un coup, à Paris, je vois des… libellules ! ». Ces libellules le prirent dès lors sous leurs ailes pour ne plus jamais le lâcher. Ou inversement. Qui de la muse ou de l’artiste est le premier responsable de l’envol ? Dès 1948, Kiraz revint donc à Paris avec la ferme intention d’y demeurer et d’y travailler.

Un atelier boulevard Raspail, des collaborations avec plusieurs journaux, tels La Bataille, Le Rouge et le Noir, L’intransigeant et Ici-Paris… les trois années qui suivirent furent menées tambour battant. Parlant couramment le français, l’anglais, l’arabe et l’arménien, le dessinateur aurait pu s’adapter dans n’importe quelle capitale, mais Paris avait un atout majeur qui constituait une motivation supplémentaire : ses Parisiennes !  Elles avaient subjugué Kiraz dès le premier jour. Les dessins politiques s’estompèrent progressivement au profit des croquis mondains. En janvier 1951, dans le numéro 290 de Samedi Soir, apparut Line, sa première silhouette féminine si caractéristique. En août, il ouvrit un “Carnet de Belles” qu’il effeuilla jusqu’en décembre 1955… et qu’il poursuivit dans Ici-Paris jusqu’en 1964.

Cependant, en 1959, un certain Marcel Dassault, qui dirigeait l’hebdomadaire Jours de France, tomba en arrêt devant ces demoiselles aux longues jambes, pimpantes et sophistiquées, attachantes et écervelées, séduisantes et décomplexées. Il commanda deux pages de dessins humoristiques chaque semaine, qu’il proposa d’intituler “Les Parisiennes”. Bien que trouvant ce titre affligeant, Kiraz accepta la proposition. Ainsi naquit la fameuse chronique hebdomadaire qui lui assura notoriété et tranquillité : « Marcel Dassault était un fan. Pendant trente ans, il m’a foutu une paix totale ! Je faisais ce que je voulais. Personne dans la rédaction n’avait le droit de me faire une remarque ; c’était sacré ! Dassault attendait mon dessin tous les mercredis. Il voulait qu’on le lui apporte en premier ! ». Des milliers de dessins furent ainsi publiés dans Jours de France jusqu’en 1987. Jamais une planche ne fut refusée. Quelques mois après la mort de Marcel Dassault, Kiraz arrêta sa collaboration à Jours de France. L’hebdomadaire cessa de paraître deux ans plus tard, tandis que le dessinateur emmenait ses belles Parisiennes vers d’autres horizons.



Les adorables ingénues se retrouvèrent alors dans Paris-Match, Vogue, et même Playboy, à la demande expresse de Hugues Hefner himself ! Plus tard, elles arpentèrent également les pages de Glamour, Gala, ABC et Ola (Espagne), Grazzia (Italie)… et de nombreux autres supports dans le monde entier. Elles vendirent aussi leurs charmes à la publicité, notamment pour Perrier (dès 1962), Scandale, Candia, Loto, les stylos Parker, Renault (Clio Chipie), Canderel, Monoprix, Nivea, Serendipity (au Japon)… Un succès international total pour celui qui se revendiquait autodidacte : « J’ai toujours dessiné. Je n’ai jamais fait d’études artistiques, jamais ! D’ailleurs, je trouve que cela coupe tout ! ». En 2008, le musée Carnavalet de Paris lui rendit hommage à l’occasion d’une grande exposition retraçant sa carrière.

Admirateur de Velasquez, Vermeer et Bonnard, Kiraz avait évidemment un talent et une sensibilité de peintre. Sous des faux airs de légèreté et de caricature, son art était bien plus complexe et travaillé que le grand public ne l’imaginait. Lignes fluides, harmonies de tons, perspectives malicieuses, contrastes maîtrisés… rien n’était laissé au hasard et chaque œuvre était le fruit d’un travail acharné, peaufiné de longues heures durant sur sa table à dessin. Son trait stylisé servait de support à quelque chose d’indicible et d’évanescent. Le peintre et essayiste Ange-Henri Pieraggi résume bien cette impression en une phrase évocatrice : « Tout en ces filles élancées semblait défier la pesanteur ». Selon le couturier Christian Lacroix : « Kiraz captait, semaine après semaine, l’essence de la mode, d’une manière qui était celle d’un couturier ». De fait, une interaction s’est progressivement installée entre le style des créateurs français (Dior, Chanel, Courrèges, Lacroix, Cardin, Scherrer) et celui de Kiraz. Toujours modeste, ce dernier déclarait : « Les Parisiennes seules m’apportent un spectacle complet, une source d’énergie. Elle courent, elles bougent… Après quoi courent-elles ? À Paris seulement, je trouve cette énergie et cette clarté, ou cette apparence de clarté. Parce que, bien sûr, je n’en sais pas plus… Je m’arrête avant d’en connaître davantage »…

Cette délicatesse, à l’instar de la douce sensualité distillée dans ses dessins, se retrouvait également dans des légendes originales, souvent condensées en une phrase ou une réflexion unique. Le tout a personnalisé une sorte d’érotisme pictural à la française pendant sept décennies, se jouant des hypocrites ou des rabat-joie de tout poil. La magie de ses libellules opérait avec finesse et élégance, y compris lorsqu’elles venaient butiner dans des situations un peu plus scabreuses ou des contextes un peu plus grivois qu’à l’habitude. On ne pouvait y voir qu’un message d’amour et de sensualité, n’en déplaise aux intégristes moralisateurs qui sévissent aujourd’hui en s’écharpant pour un oui ou un non sur les réseaux dits sociaux.

À quelques jours de ses 97 ans, Kiraz a refermé définitivement sa boîte à pinceaux, ce mardi 11 août 2020, au petit matin, dans son appartement de Saint-Germain des Près, tout près des jardins du Luxembourg, où tout a commencé. « L’homme Kiraz était aussi exquis que ses dessins. Il ne retenait du monde que ce qui le ravissait. Il savait d’où il venait, il savait que le chaos, la destruction, était la norme. Alors il fallait enchanter le monde », a souligné sa compagne. Plus tard dans la journée, il a fait très chaud. La fontaine Médicis, où flânent souvent les amoureux, et le grand bassin du Luxembourg, où les enfants poussent leurs petits bateaux à voile, paraissaient délaissés. La canicule semblait avoir eu raison du temps et des êtres. À l’exception de quelques libellules gracieuses et virevoltantes.

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