TÊTE-BÊCHE

SŒURS JUMENTS

Elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau et ne se quittent jamais. Ce sont des sœurs juments, des sœurs jumelles, peut-être nées sous le signe des gémeaux. Je les ai abandonnées là où je les ai rencontrées pour la première fois, dans un bosquet du Périgord, entre Perigueux et Bergerac. Elles venaient d’être dételées d’un petit chariot, probablement destiné à promener les enfants des vacanciers. Elles étaient parquées dans un grand pré et un petit bois qui jouxtaient la ferme où je passais quelques jours de retraite dans la nature. Durant quelques jours, je leur ai apporté des carottes, des pommes et même de la pastèque.

Le temps était lourd, presque orageux. Un détail me frappa immédiatement. Elle restaient le plus souvent tête-bêche, à l’ombre de noisetiers et de jeunes jeunes chênes. Pour l’ombre, cela se comprenait aisément, mais pourquoi tête-bêche ? La réponse à cette question s’imposa rapidement. En m’approchant d’elles, je remarquai, sur leur magnifique robe marron clair, l’apparition et la disparition d’inquiétantes tâches plus foncées. Il s’agissait d’affreux taons qui ne les laissaient pas en paix une seule seconde. Ils se posaient sur leur croupe, leur dos, leur encolure, partout où ils pouvaient attaquer la chair et ponctionner du sang. Les pauvres bêtes étaient également en proie à une nuée de petites mouches qui ciblaient la proximité des yeux et des naseaux. En se positionnant côte à côte, mais en sens inverse, les deux juments avaient développé une tactique judicieuse.

Elles pouvaient, de la sorte, combattre plus efficacement les assauts des horribles diptères. Leur queue était capable, dans le même mouvement d’aller-retour, à la fois de fouetter leur propre croupe d’un côté, et de l’autre, de balayer la tête de la copine. Les deux complices pouvaient ainsi atteindre des zones qu’un seul individu n’aurait pu couvrir aussi efficacement, tout en dépensant deux fois moins d’énergie. Cela leur évitait également d’avoir à secouer continuellement la tête. Assurément, il était là question d’une manœuvre défensive, d’une formation de combat pour contrer les offensives des taons. Ceux-ci, contrairement à une fausse idée communément répandue, ne piquent pas. Ils mordent. Ou plutôt, devrait-on dire, elles mordent, car les mâles se nourrissent exclusivement de nectars. Les femelles, elles, sont hématophages ou telmatophages. Elles se nourrissent du sang de leurs victimes, qu’elles mordent avec leur rostre. Ces mandibules découpent ou arrachent la chair, créant une plaie d’où perle le sang qu’elles aspirent avec avidité. Les plus voraces peuvent même extirper un morceau entier de chair afin de le digérer lentement par la suite. Le taon est connu pour harceler le bétail. Nos amis canadiens le nomment mouche à cheval, mouche à chevreuil ou frappe-à-bord. Il cible tous les grands mammifères, parmi lesquels l’homme, qui, avec son épiderme moins épais, doit constituer une sorte de dessert, encore plus facile à vampiriser. Les quelques amis qui séjournaient avec moi et ont voulu profiter de la piscine en ont fait la cruelle expérience. Cela m’a dissuadé de toute velléité de baignade, et même de pêche à la ligne dans le petit étang des environs.

Sans les avoir vraiment côtoyés, j’ai toujours éprouvé une grande tendresse envers les chevaux. Mon prénom masculin, Philippe, qui, en grec signifie “qui aime les chevaux” y est peut-être pour quelque chose. À chacune de mes visites, je compatissais au supplice permanent que devaient endurer les deux jolies pouliches. Pour un peu, je me serais postée à leurs côtés avec une immense tapette à mouches, avec, pour mission, de dégommer leurs assaillants ailés et zélés. Mais, étant donné la robustesse de leurs pattes arrière et l’éventualité d’une mauvaise interprétation de mon geste, il valait mieux éviter une ruade malencontreuse qui, à coup sûr, m’aurait été fatale. Par ailleurs, je découvrais qu’elles disposaient de certaines variantes dans leur dispositif anti-taons. Régulièrement, elles passaient leur encolure ou leurs joues sur les reins ou le dos de la voisine, zones inaccessibles aux fouettés de leur queues. À d’autres moments, elles s’engageaient résolument dans le sous-bois, privilégiant le feuillages des arbustes et les branches basses qui leur balayaient tout le corps. C’était leur station de lavage automatique à elles, qui les débarrassait momentanément des méchants intrus. Parfois, aussi, leur queue faisait mouche. Elle frappait de plein fouet l’insecte qui valdinguait au sol. En réalité, le taon dispose d’une arme fatale qui peut se retourner contre lui. La nature a doté ses pattes d’amortisseurs qui lui permettent de se poser sans attirer l’attention. Trop confiant dans ce camouflage tactile, et peut-être aussi trop glouton, il ne fuit pas quand il a mordu. Il est alors aisé de le tuer à ce moment précis. En somme, pour les humains comme pour les animaux, il ne faut pas laisser le temps au taon. C’est le conseil que j’ai soufflé à l’oreille des deux superbes alezanes avant de les quitter. Par politesse, ou par gentillesse, elles ont acquiescé d’un hochement de tête. Mais le secret que, très fièrement, je venais de leur divulguer, je crois bien qu’elles le connaissaient déjà.

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