TINA TURNER

SIMPLY THE BEST ?

Lorsque, le 26 novembre 1939, Anna Mae Bullock, voit le jour à Nutbush, un village perdu dans le comté de Haywood, au fin fond du Tennessee (USA), personne ne peut se douter du destin qui l’attend, d’autant que les choses commencent très mal pour elle et sa grande sœur Aline. Leur père, un homme alcoolique et violent, les abandonne sans aucun scrupule, leur faisant peut-être ainsi, à son insu, le plus grand cadeau dont il était capable. Malheureusement, leur mère, tout aussi brutale, prend le relai à coups de ceinture et de brimades incessantes. On peut rêver mieux pour croire en un épanouissement personnel et un avenir radieux…

Malgré tout, la petite Anna Mae ne cesse de chanter. À la Flag Grove School de Haywood County, elle chante. Dans la chorale de son église, forgeant ses premières armes à grand coups de gospel, elle chante. Devant une vieille radio diffusant les classiques folk ou les standards country, elle chante. Quand, en 1956, elle débarque à Saint-Louis (Missouri), dans les bagages d’une mère toujours aussi peu aimante, et dont elle est la souffre-douleur attitrée, elle chante encore. Rien ne peut la décourager, comme si, par le chant et la musique, elle avait le pouvoir de recolorier une vie affective sombre et angoissante. Un soir, en compagnie de sa sœur, elle se risque (elle est encore mineure) dans le Club Manhattan, où se produit un groupe de rhythm and blues, les Kings of Rhythm. Évidemment, là aussi, elle chante… devant le leader de la formation, un certain Ike Turner, qui, impressionné par sa voix et sa technique, l’engage en tant que choriste.

Dès ses 18 ans, elle prend part aux spectacles du groupe et se produit sur les scènes locales. Elle n’a pas encore droit au devant de la scène mais elle se familiarise avec un répertoire plus rock et en profite pour étoffer un registre déjà fort appréciable. En 1960, lors d’une séance d’enregistrement en studio, un désistement va totalement changer la donne. Impondérable ou différend avec Ike, la chanteuse prévue pour interpréter “A Fool in Love” ne se présente pas. Anna Mae la remplace au pied levé et fait un carton plein. Le titre grimpe à la vitesse grand V dans les charts américains et se classe numéro 2 dans le Top 30 du moment ! Le succès est fulgurant. Ike Turner flaire le bon filon et décide d’accroitre son emprise sur sa nouvelle partenaire. Il transforme aussitôt son prénom. Anna devient Tina, en référence à Sheena Queen of the Jungle (Sheena Reine de la Jungle), une héroïne de bandes dessinées, amazone tarzanide élevée par une sorcière africaine, dotée du pouvoir de communiquer avec les animaux et chargée de protéger la jungle contre les attaques des hommes. Cela justifiera par la suite ses tenues de scène façon peau de bête frangée ou style léopard. Mais cela n’est pas suffisant aux yeux du pygmalion perfide, qui convainc sa muse de l’épouser en 1962, et par la même occasion, d’accoler son patronyme Turner au nouveau prénom de la chanteuse. Tina Turner est née.

Tina pensait avoir enfin le droit de quitter l’ombre pour la lumière mais son union avec Ike va s’avérer un cauchemar pire que l’abandon paternel et la maltraitance maternelle auxquels elle avait eu droit jusque là. La cérémonie de mariage, à Tijuana, au Mexique, dégénère très vite et se termine dans un bordel sordide ! Tina se réfugie dans le travail et la musique. Ike et Tina Turner deviennent l’un des couples les plus célèbres des sixties et des seventies. Ils enchaînent les succès et deviennent une valeur sure du box office. Concerts, télévisions, magazines, on les réclame partout. Les contrats pleuvent et l’argent coule à flots. Tina se transcende sur scène. Elle façonne un personnage unique, qui électrise le public comme jamais. En compagnie de ses danseuses, les Ikettes, elle accomplit des performances mémorables. Elle invente un style et devient rapidement une référence en la matière. Elle subjugue ses fans, mais elle est aussi saluée par des stars telles que Elvis Presley, les Rolling Stones, Janis Joplin, Ray Charles, James Brown, Cher, David Bowie, Elton John… Elle écrit et compose également, notamment l’un de leurs grands tubes : “Nutbush City Limits”, en souvenir de son village natal, devenu célèbre grâce à elle. Tina Turner une star parmi les stars. Tout le monde la croit au firmament alors que son mari est un soleil noir qui lui fait vivre un enfer quotidien.

Autant Tina est une véritable lionne sur scène, tonique et adulée, autant, dans sa vie privée, elle est une victime esseulée, maltraitée et bafouée. Colérique, cocaïnomane, obsédé sexuel, alcoolique, Ike Turner la martyrise durant des années. Dans une interview donnée au magazine Rolling Stone, elle avouera plus tard : « Cet homme me battait, j’avais toujours un œil au beurre noir, il y avait toujours d’autres femmes avec lui, il ne me donnait pas d’argent, mais je ne pouvais pas partir. Au contraire, je le plaignais, j’étais prise au piège ». Les témoins de son calvaire, des musiciens subordonnés à son mari ou des associés en affaires, ne veulent ni perdre leur emploi, ni faire une croix sur leur business. Tina est seule. Elle doit planquer ses ecchymoses sous le fond de teint et prier pour que son époux passe ses nerfs et ses pulsions sur une autre proie. Un jour, il la viole lors d’une séance d’enregistrement en studio. Un autre, devinant qu’elle allait s’enfuir, il la menace d’un revolver. Plus ça va, pire c’est. Bientôt, le naufrage s’étend à leur carrière. Ike Turner cumule les casquettes de manager et de directeur artistique. Tout passe par lui, mais, comme il devient totalement ingérable, il se grille auprès de nombreux partenaires. Son agressivité et son addiction à la drogue font le vide autour de lui et du groupe. Des concerts sont annulés. Des enregistrements sont reportés. Des contrats sont dénoncés. Le 4 juillet 1976, après des énièmes menaces et violences physiques, Tina craque. Juste avant un show à Dallas, elle réussit enfin à fausser compagnie à son tortionnaire. Elle prend la fuite avec seulement 36 cents en poche et une carte de station-service ! Ike entre dans une rage folle. Il la cherche pendant six mois en menaçant des pires représailles. Tina se cache comme le ferait une évadée en cavale. Elle brouille les pistes. Elle loge chez différents amis et change de planque régulièrement. Elle n’a pas accès aux comptes du couple. Elle qui a contribué à amasser une fortune, en est réduite à quémander les aides des food stamps, un programme d’aide supplémentaire à la nutrition aux USA, l’équivalent des Restos du Cœur en France. La diva du rock est bel et bien déchue. Elle l’est d’autant plus que, légalement, en rompant son engagement au beau milieu d’une tournée, elle est considérée comme étant la principale responsable de l’interruption de tous les contrats en cours ! À sa place, d’aucuns auraient envisager le pire… Tina, elle, ne va penser qu’à une chose : chanter et danser. Chanter et danser, maintenant, mais pour elle seule.

Débarrassée de son parasite de mari, elle n’est pas tirée d’affaire pour autant. Il faut rembourser les promoteurs qui n’ont pas digéré son abandon de poste. Elle ne repart pas à zéro. Criblée de dettes, elle repart à moins quelques millions de dollars, un handicap qui hypothèque sérieusement le démarrage d’une carrière solo. Plusieurs apparitions dans des shows télévisés constituent une première bouée de sauvetage, mais sont loin de suffire à renflouer le navire. Son divorce est officialisé en 1978 et elle sort son premier album solo, intitulé “Rough”. Les ventes sont décevantes. Elle se tourne alors vers le disco, avec “Love Explosion” en 1979 : nouvel échec. Le show-biz américain commence à la considérer comme has-been. Néanmoins, elle continue à assurer de petits concerts aux États-Unis, alors qu’en Europe, paradoxe singulier, sa réputation de bête de scène lui donne accès aux plus grandes salles. Fin 1983, elle sort une version de “Let’s Stay Together” qui, ironie du destin quand on connait la situation de l’intéressée, vante les mérites d’un amour à deux… et devient un hit majeur en Angleterre ! Le succès pointe également dans plusieurs pays européens, puis aux USA, où Capitol Records a décidé de l’éditer. Fort de ce nouveau frémissement, le label américain produit le cinquième album solo de Tina Turner en 1984. “Private Dancer” décolle instantanément. La chanson titre, écrite par Mark Knopfler, et le clip vidéo, font un malheur. Dans la foulée, un second titre va casser la baraque : “What’s Love Got To Do With It”. À 45 ans, Tina Turner vient d’effectuer le plus grand come-back de l’histoire de la musique. Son album sera vendu à plus de 20 millions d’exemplaires dans le monde. Cette même année 1984, aux Grammy Awards, elle rafle toutes les distinctions : chanson de l’année, album de l’année, meilleure chanteuse rock et meilleure chanteuse pop ! N’en jetez plus ; la coupe est pleine !

Tina Turner a réussi à reconquérir une couronne qu’elle n’avait finalement jamais perdue. Ses prestations scéniques n’en deviennent que plus explosives. Un succès ne venant jamais seul, le cinéma fait appel à elle en 1985, avec “Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre”. Actrice dans le film, elle interprète également plusieurs titres de la bande originale, et notamment “We Don’t Need Another Hero”. Celui-ci lui vaut un nouveau Grammy Awards dans la catégorie Best Rock Vocal. Nouvel album solo en 1986, le sixième, intitulé “Break Every Rule”, et nouveau triomphe, avec une tournée mondiale qui pulvérise tous les records. Lors de l’étape brésilienne, à Rio de Janeiro, elle entre dans le Livre Guiness des Records, avec la plus grosse affluence jamais enregistrée pour un concert payant, soit une jauge à 184.000 spectateurs. Une étoile à son nom est frappée sur le Hollywood Walk of Fame. En 1988, l’album “Tina Live in Europe” lui apporte son 4e Grammy Award pour Best Rock Vocal. Un an plus tard, l’album “Foreign Affair” surfe sur la même vague en se vendant à plus de 6 millions d’unités dès sa sortie. Durant les années 1990, Tina Turner continue de se produire dans le monde entier tout en confirmant sa contribution au cinéma. Elle interpréte “Break Through The Barrier”, dans la BO du film “Jours de Tonnerre”, de Tom Cruise. En 1995, sa voix puissante fait retentir “Golden Eyes”, dans le James Bond éponyme, avec Pierce Brosnan. En 1999, elle donne vie à la chanson du “Roi Lion 2”, intitulée “He Lives in You”. Elle sort aussi son neuvième album, “Twenty for Seven”, disque de platine aux USA et annonce sa dernière grande tournée, qui rapportera plus de 100 millions de dollars rien qu’aux États Unis.

Durant les années 2000, Tina Turner ralentit enfin la cadence. Elle s’autorise quelques apparitions télévisées triées sur le volet et quelques collaborations avec des artistes comme Phil Collins, Herbie Hancock ou Carlos Santana. Mais on ne se refait pas. Tina Turner reste Tina Turner. En mai 2008, lors d’une émission spéciale avec Oprah Winfrey, elle annonce le lancement d’une nouvelle tournée : “Tina : Live in Concert”. À 68 ans, Tina relève le défi haut la main, mais, promis juré, ce sera le dernier. Retirée dans son manoir sur les bords du lac de Zurich, avec son second mari, le producteur allemand Erwin Bach (rencontré en 1985 et épousé en 2013), Tina Turner abandonne définitivement sa nationalité américaine pour la nationalité suisse en 2013. « Je suis très heureuse en Suisse et je me sens chez moi ici. Je ne peux pas imaginer un meilleur endroit pour vivre tranquillement », disait-elle. Elle y pratiquait la méditation en toute sérénité, rappelant souvent que le bouddhisme lui avait sauvé la vie dans ses années les plus noires et ses démélés avec Ike Turner. Ce dernier, empétré dans des affaires de drogue, proxénétisme, plaintes pour viol, déposées, entre autres, par deux des Ikettes, etc, connut la prison, les tournées minables et la faillite, alors que Tina lui avait abandonné tous les biens communs du couple pour ne conserver que son nom de scène. Il mourut le 12 décembre 2007, à l’âge de 76 ans, d’une overdose de cocaïne. Tina Turner ne fit aucun commentaire. D’une santé précaire à partir de 2014, suite à un accident vasculaire cérébral, la chanteuse dut affonter une nouvelle épreuve en 2016, après le diagnostic d’un cancer de l’intestin. Ne voulant subir les répercussions d’un traitement lourd, elle opta pour les médecines alternatives. Elle eut également recours à l’homéopathie pour traiter son hypertension mais une insuffisance rénale chronique impliqua l’ablation d’un rein. Son mari lui fit don d’un des siens en 2017. Le mercredi 24 mai 2023, à l’âge de 83 ans, Tina Turner a rendu son dernier souffle à Küsnacht, sur la rive orientale du lac de Zurich, en Suisse. Son premier grand succès, à ses débuts, fut son interprétation de la célèbre chanson “Proud Mary”, qui narrait le parcours tumultueux d’une femme malmenée mais courageuse (Mary la fière). Celle-ci n’avait jamais connu le bon côté des choses jusqu’au jour où elle fit un tour sur un bateau à aubes. Le dernier couplet disait ceci :

Rollin’, rollin’, rollin’ on the river.
Tournent tournent tournent sur la rivière

If you come down to the river,
Si tu descends la rivière
Bet you gonna find some people who live.
Tu peux parier que tu trouveras des gens qui y vivent
You don’t have to worry ’cause you have no money,
Tu n’as pas à t’inquiéter parce que tu n’as pas d’argent
People on the river are happy to give.
Les gens sur la rivière se font un plaisir de partager.

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