BOCA DO INFERNO

CARNETS  DU  PORTUGAL  3

La Bouche de l’Enfer

Par beau temps, déjà, le lieu est impressionnant. Par mauvais temps, il devient effrayant, quasi surnaturel. Sa dénomination, Boca do Inferno (la Bouche de l’Enfer), n’est pas vraiment de nature à apaiser les esprits. Située au sud-ouest de la ville de Cascais, non loin du Cabo da Roca, cap sauvage giflé par les vents, qui fut longtemps considéré comme le bout du monde, la Boca do Inferno est une arche naturelle qui vomit l’écume des vagues venant se briser contre la falaise. Cette marmite du diable résulterait de l’effondrement d’une ancienne grotte, laissant aujourd’hui apparaître à ciel ouvert les tourments atlantiques disloqués par les rochers portugais. Mais son mystère plonge bien au delà de considérations purement géologiques…


De tout temps, le lieu a suscité fascinations et interrogations. Par mer agitée, le grondement sourd des vagues fracassées dans cet antre singulier amplifie toutes les menaces et tous les dangers. On imagine le pire, quand bien même l’horizon est dégagé. Morgane me rapporta ce commentaire entendu sous un ciel bleu et un soleil radieux : « Cet endroit est idéal pour se suicider ».  Moi même, ayant remarqué alentour un touriste excentrique, cape et chapeau noirs, se promenant sur le bord de la falaise, me suis posé la question de son éventuelle chute dans le vide. Et de ma propre réaction si cette funeste occurence survenait brusquement. Cette idée fut rapidement balayée par un goéland en piqué. La trajectoire magnifique de l’oiseau, et sa remontée dans les airs, était un antidote au vertige fatal. La résurrection après le plongeon. La bouche de l’enfer comme terrain de jeux. Ces phénix des airs glissaient sur un toboggan invisible tandis que nous, pauvres humains terre à terre, appréhendions la dégringolade suicidaire. Une pensée que bien des visiteurs avaient dû écoper du haut de ces sombres rochers, victimes d’un imaginaire embarqué d’un côté ou de l’autre de cette falaise éclatée.

La plupart ne se doutait pas si bien dire, ou plutôt si bien penser. Car une étrange affaire, sulfureuse et suicidaire, se joua en ces lieux à la fin de l’année 1930. Fernando Pessoa, le grand écrivain et poète portugais, y rencontra Aleister Crowley, grand mage occultiste anglais, nimbé de scandale et d’ésotérisme en tout genre. Né Edward Alexander Crowley, dans le Warwickshire, comté britannique du centre de l’Angleterre, ce personnage énigmatique, issu d’une riche famille protestante fondamentaliste, abjura la foi chrétienne dès l’adolescence. Sa propre mère le surnommait “The Beast”, en référence à la “Grande Bête 666 de l’Apocalypse de Saint-Jean”. À la mort de son père, il fut confié à un oncle maternel, prêcheur fanatique et cruel qui le contraignit à apprendre la Bible par cœur. Il entra au Trinity College de Cambridge, où il étudia les sciences naturelles et la poésie mais en 1897, une révélation le fit basculer dans l’étude des textes ésotériques. Il prit le nom d’Aleister Crowley. Dans la kabbale anglaise, hébraïque et grecque, l’addition des lettres composant Aleister Crowley donne le nombre 666. L’année suivante, à 23 ans, il fut admis au sein de l’ordre hermétique de l’Aube Dorée, une ancienne société secrète britannique tournée vers l’enseignement des sciences occultes. Il entreprit de longs travaux sous le nom de Frater Perdurabo (J’endurerai) et s’isola dans une résidence austère au bord du Loch Ness, en Écosse. Ses penchants bisexuels, sa relation tourmentée avec un acteur transformiste et les dissensions internes de l’ordre de l’Aube Dorée le projetèrent dans un tourbillon de voyages initiatiques. Il y dilapida la fortune paternelle dont il était le seul héritier. Hatha yoga, bouddhisme, taoïsme… Inde, Chine, Mexique, Égypte… Son parcours sinueux le ramena à Paris en 1904, et le propulsa maître maçon dans la loge Anglo Saxon de la Grande Loge de France. En 1909, son travail occulte revint au premier plan avec la publication du Livre de la Loi (texte sacré de Thelema, doctrine ésotérique occidentale) et de Liber 777 (clés interprétatives du tarot). Il fonda l’ordre magique Astrum Argentum et se rapprocha de l’Ordo Templi Orientis, société ésotérique allemande qui pratiquait sa propre «magie sexuelle». La première guerre mondiale vint contrarier ses projets en Europe. Affichant ouvertement ses sympathies pro-allemandes, multipliant les provocations (sexe et drogue), considéré comme “l’homme le plus pervers du monde” par ses compatriotes,  Aleister Crowley fut contraint de s’exiler aux USA puis en Sicile, avant de revenir en Allemagne dans les années 1920.

  Fernando Pessoa                                                                       Aleister Crowley


Au Portugal, Fernando Pessoa, écrivain, polémiste et poète trilingue avait déjà accompli la majeure partie de son œuvre, en portugais, en anglais et dans une moindre mesure en français. Littérature engagée, poésie mystique, pastiche critique, prose mélancolique… il avait exploré et magnifié plusieurs genres en deux décennies à peine. Respecté par ses pairs mais méconnu du grand public, il était considéré comme un martyr de la génération montante des modernes. Une existence difficile et une introspection douloureuse lui firent songer plusieurs fois à l’internement psychiatrique ou au suicide. La création artistique et l’écriture à cœur perdu furent à la fois sa chambre de torture et sa planche de salut. Disciple gnostique de l’Ordre des Templiers, il entretint une correspondance sur l’astrologie avec le grand Maître Thérion qui se trouvait à la tête de cet ordre… et qui n’était autre qu’Aleister Crowley !  Ce dernier accosta à Estoril le 2 septembre 1930, accompagné d’Hanni Jaeger, une jolie magicienne et danseuse allemande, parée du titre de “femme écarlate” du maître. Quinze jours plus tard, après de violentes crises d’hystérie qui les obligèrent à changer d’hôtel, la jeune femme aux tendances suicidaires disparut subitement. Pessoa et Crowley alertèrent la police puis continuèrent leurs échanges, visitant les sites de Sintra et Cascais. La Boca do Inferno a-t-elle inspiré Maître Thérion, comme elle l’avait fait avec Arthur Conan Doyle, décédé deux mois plus tôt, et qui y avait précipité son héros Sherlock Holmes dans l’un de ses épisodes ? Le 23 septembre, Aleister Crowley disparut à son tour dans ces parages rugissants. Deux jours plus tard, une lettre énigmatique fut retrouvée par un journaliste ami de Pessoa. Police anglaise et portugaise entamèrent une enquête bientôt relayée par Interpol. Des journalistes, des détectives et des mediums du monde entier tentèrent de percer le mystère. Le Vatican dépêcha secrètement un envoyé spécial. En vain : l’océan ne restitua aucun corps. La Boca do Infermo demeura muette. Un mutisme assourdissant, amplifié par les vociférations de l’Atlantique se déchaînant contre la muraille rocheuse. Un mage diabolique englouti par la Bouche de l’Enfer ; que redouter de pire pour augmenter l’effroi et les superstitions locales ? Dante et Siménon réunis au bord du gouffre. Film d’épouvante et roman noir, brassés par la blanche écume lusitanienne.

Le seul qui ne sombra pas dans le désarroi ambiant fut Fernando Pessoa. Et pour cause ; il avait orchestré cette  mystérieuse disparition, dans un esprit mystificateur caractéristique, et avec la complicité de la victime elle-même, qui réapparut à Berlin quelques semaines plus tard ! Le faux suicide du mage lui avait valu un regain de notoriété et un sursis appréciable dans les affaires et les poursuites concernant ses activités occultes, sexuelles et politiques. Le 30 novembre 1935, pauvre et méconnu, Fernando Pessoa mourut à Lisbonne des suites de son alcoolisme, écrivant un dernier mot : « I know not what tomorrow will bring » (Je ne sais de quoi demain sera fait). Douze ans plus tard, ruiné et oublié, Aleister Crowley succomba à une crise cardiaque dans une résidence hôtelière d’Hastings, sur la côte sud de l’Angleterre. Ses cendres furent perdues. À Cascais, à flanc de falaise, une plaque commémorative ressuscite un suicide simulé, qui, en fin de compte, pour l’un comme pour l’autre, n’était peut-être qu’un suicide différé. L’écume, cendre immaculée du feu des marées, vient s’y perdre et l’embraser de baisers cinglants.  Cela se produit toujours par grand vent, lorsque les touristes ont déserté le promontoire et que nulle forme humaine ne hante les lieux. Excepté peut-être une silhouette mystérieuse, cape et chapeau noir à l’abordage entre les embruns du passé et un vague présent.

 

 

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