RÉTRACTATION

BYE  BYE  CHAD  !



C’est un dimanche de fin janvier en Lorraine. Il fait froid, un peu humide. Le matin est bleu pâle, pas vraiment triste mais pas très engageant. Mélancolie hivernale. Aux abords du centre-ville, la place Turenne est presque vide. Thionville est en stand-by. Même les pigeons sont engourdis. Cette petite ville de province, que je connais bien pour y avoir vécu et fait mes études secondaires, se remet doucement des fêtes de fin d’année. Le TGV 2809 qui m’a dropée sur les bords de la Moselle quelques minutes plus tôt file vers le Luxembourg. Il emporte des regards perdus derrière les vitres et quelques somnambules arrachés à la Gare de l’Est.

J’ai traversé le Pont des Alliés en regardant à peine la rivière en crue. La Tour aux Puces, le beffroi, l’église Saint-Maximin et les rues piétonnes m’ont à peine reconnue. Rien à espérer non plus du lycée Hélène Boucher, malgré tout notre vécu. Mieux vaut bifurquer vers la rue Ancien Hôpital, en quête de pain frais et de pâtisseries. Je rêve d’un Péruvien de chez Bauer, indicible gâteau au chocolat pour lequel on ne peut que se damner. Le lingot cacao dégoté, je reprends ma diagonale vers le Quartier Jeanne D’arc. Normalement, la place Turenne n’est qu’un détail de circonstance, presque une erreur de parcours.



Pourtant, quelque chose m’y pousse doucement. Sans y prêter attention, je m’y engage mollement. L’horodateur central ne paye pas de mine. Peu nombreuses sont les voitures qui stationnent sur ce parking enchâssé dans son kit d’immeubles ternes. Une pelouse frileuse et quelques arbres dépouillés bordent les deux longueurs du rectangle d’asphalte. Un muret timide retient ce semblant de verdure, comme un rempart dérisoire contre le mélange des genres. Une tache claire attire mon regard. Un grand sac en plastique est posé au pied d’un réverbère. Juste à côté, épars, quelques objets semblent vouloir s’en échapper. J’hésite puis m’en approche. Je pressens une singularité familière. Encore quelques pas et j’en ai la confirmation.

Ce ne sont pas de vulgaires détritus qui jonchent le sol mais une panoplie d’atours féminins. Perruques, bas résille, strings, corset vinyle, pochette maquillage, ceinture, bracelet, sex-toy… autant d’éléments pas vraiment bon chic bon genre, qui ne laissent aucun doute quant à leur utilisation. Et si une toute petite hésitation subsistait, elle serait immédiatement balayée par la présence d’une boîte cartonnée à l’effigie de Chad Hunt, célèbre acteur américain de pornographie homosexuelle.



« Invitez Chad Hunt à la maison ce soir ! » peut-on lire en rouge sur l’emballage qui vante le super pénis de 30 cm du harder (12 inch supercock). La taille de son conditionnement donne la mesure du godemichet personnalisé. Too much… à l’instar des accessoires vestimentaires sélectionnés. Je photographie cette nature morte d’un autre genre avec un sourire compatissant.

Nul besoin d’imaginer. Je connais déjà toute l’histoire. Le remord, la honte, le déni, le rejet… Combien de copines m’ont avoué avoir un jour décidé de tout balancer ou de tout détruire, avec la ferme intention de tourner définitivement la page. Étouffées les pulsions féminines, terminées les transformations, balayées les mauvaises fréquentations, exterminées les coupables déviations ! Elles coupaient les ponts. Elles rompaient tout contact. Elles fuyaient l’anomalie qu’elles pensaient être. Elles jetaient toutes leurs fringues, chaussures, bijoux et cosmétiques… puis rachetaient tout quelques mois ou quelques années plus tard ! Avec un regret aussi fort que celui qui les avait poussées à agir dans le sens inverse. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’abandon de la place Turenne est intervenu en ce début du mois de janvier, période des bonnes résolutions par excellence. Mais quelle prise de risques également !

Dans une petite ville comme Thionville, tout le monde se connait. Venir se débarrasser en plein centre ville de toutes ces affaires jugées compromettantes peut s’avérer fort scabreux. Il suffit de croiser une connaissance avec tout ce barda en mains ou simplement être aperçu en train déposer ce paquetage insolite sur la voie publique pour que le supposé remède s’avère bien pire que le supposé mal. Pourtant, cette option est celle qui a été retenue. Dans quel but ? La tentative ultime d’une exhibition posthume de celle qui désormais ne sera plus ? La folle illusion que ces affaires pourront servir à quelqu’un d’autre ? Le désir refoulé mais indestructible de se faire prendre pour ne plus avoir le choix ?


Je pense à tout cela en me disant que le hasard vient de me faire un joli clin d’œil. Intrigué par mon manège de photographe du dimanche, un passant venu de nulle part s’approche. « Qu’est-ce que c’est ? me demande-t-il. C’est pas dangereux au moins ? ». Je lui réponds en souriant : « Non, non, pas du tout. Ce ne sont que des fringues »… Il tourne le dos et repart aussitôt en grommelant : « Pfffff… Les gens font vraiment n’importe quoi. Tous des détraqués ! »

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