LA PIE

C’est un tableau de saison, intitulé “La Pie”, qui m’a toujours impressionnée, sans mauvais jeu de mots. Claude Monet, l’un des principaux fondateurs de l’impressionnisme, a réalisé cette huile sur toile (89 cm x 130 cm) à Étretat, durant l’hiver 1868-1869. Représentant un paysage enneigé de Normandie, elle a toujours eu la faculté de me replonger dans mes souvenirs d’enfance, de l’autre côté de la France, en Lorraine. Derrière la maison de mes grands-parents, dans le petit village de Beuvillers, en Meurthe et Moselle, un panorama similaire s’offrait à moi chaque hiver. Entre jardins et vergers, juste avant de plonger vers la plaine, un entrelacement de lignes horizontales et verticales me propulsait doucement dans une autre dimension. Le froid n’avait plus d’importance. La nature engourdie, anesthésiée par la neige qui emmitouflait jusqu’aux moindres bruits, les faisant résonner -et raisonner- si différemment, me parlait à mots feutrés. Elle me communiquait tout un écheveau d’impressions, de sentiments et de pensées ouatés, entre mélancolie et enchantement…

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TOMBEAU SAPIN

Le mois dernier, c’était l’étoile du salon, la star du living-room. Aujourd’hui, il n’est plus rien. Il n’est plus sur son 31. On l’a dépouillé de ses attraits, comme dans la chanson, les bois et guérets. On a saccagé sa parure, confisqué les rubans, les bijoux et les attributs de fête qu’il arborait triomphalement sous les œillades contemplatives d’un public conquis. Souvenirs, souvenirs… Personne ne lui fait plus le moindre cadeau. Déraciné dans les grises rues des grandes villes, il gît nu en exhibant sa verdure.

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CHER PAPA

Il y a sept ans, dans la nuit du 10 au 11 décembre 2016, mon père s’en est allé. Je rentrais d’un reportage pour Canal + lorsque est tombée la nouvelle que je redoutais tant depuis plusieurs jours. On a beau s’y attendre et tenter de donner le change en société, on sait qu’on ne s’en remettra jamais tout à fait. Un père attentionné est à l’origine de tout ce que l’on fait, de tout ce que l’on est. Son regard, sa voix, son amour, son humour, son parcours, ses conseils, ses manières, ses mystères demeurent en nous à tout jamais.

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À QUATRE MAINS !

Pourquoi diable, lorsque je déambule en attente de mon TGV Paris-Luxembourg, je tombe toujours sur des pianistes de pacotille, des bras cassés qui tapotent maladroitement sur les claviers mis à leur disposition dans les halls de gare ? Pourquoi diable n’ai-je jamais l’occasion de m’émerveiller devant les prestations de Ladyva et de son complice Dr K dans ces moments-là ? Faut-il aller jusqu’à Londres pour avoir ce délicieux privilège musical ? Cette reine du boogie woogie, à la chevelure aussi longue que ces jambes gainées de noir, ensorcelle tout son monde au rythme effréné de ces prestations rythmiques hors pair. Sa dextérité, couplée à une bonne humeur et un sourire ravageurs, enchaîne les performances pianistiques sans coup férir. Elle est irrésistible, et tellement séduisante lorsque, au détour d’une improvisation dont elle a le secret, elle saisit la main de son partenaire pour la placer entre les siennes et accélérer la cadence. Il y a même quelque chose de sensuel et émoustillant dans cette invitation tactile qui, au delà de la musique, laisse imaginer d’autres affinités. L’art est toujours vecteur de partage entre les êtres humains. Du moins, entre ceux qui le méritent de par leur sensibilité et leur générosité. En y réfléchissant bien, le fait que je n’ai jamais pu assister à l’une de ces rencontres de rêve comporte au moins un avantage. Il élimine la probabilité non négligeable, pour ne pas dire certaine, que je finisse par rater mon train. Et que je n’arrive jamais à destination !

Why on earth, when I’m waiting for my TGV from Paris to Luxembourg, do I always come across shoddy pianists, broken arms clumsily tapping away on the keyboards provided in station halls? Why on earth do I never get the chance to marvel at the performances of Ladyva and her accomplice Dr K at such times? Do we have to go all the way to London for this delicious musical privilege? This queen of boogie woogie, with hair as long as her black-sheathed legs, bewitches everyone with her frenetic rhythmic performances. Her dexterity, coupled with a cheerful disposition and a devastating smile, make for a seamless succession of piano performances. She is irresistible, and so seductive when, in the midst of an improvisation of which she has the secret, she seizes her partner’s hand to place it between hers and accelerate the cadence. There’s even something sensual and titillating in this tactile invitation which, beyond the music, suggests other affinities. Art is always a vehicle for sharing between human beings. At least, between those who deserve it by virtue of their sensitivity and generosity. Come to think of it, the fact that I’ve never been able to attend one of these dream encounters has at least one advantage. It eliminates the not insignificant, not to say certain, probability that I’ll end up missing my train. And that I’d never reach my destination!

NUAGES D’OCTOBRE

Par delà ses maisons, par delà l’horizon, le ciel de Lorraine alterne le bleu, le blanc, le gris… avec des nuances de plus en plus sombres. C’est comme s’il nous rappelait que l’été est bien fini et que l’automne commence vraiment. C’est comme s’il nous annonçait que l’hiver sera rude et qu’il ne fera pas de cadeau. C’est comme s’il nous prédisait un avenir à l’image de la météo. Notre société espère toujours du bleu mais, à l’évidence, le gris domine de plus en plus. De par sa situation géographique et son passé historique, la Lorraine a souvent combattu les vents austères avant le reste du pays. Avec ce mois d’octobre, le temps s’assombrit irrémédiablement, et le climat socio-politique international n’est pas du genre à inverser la tendance. Plus à l’Est, c’est pire encore.

CLASSIQUE ET NOSTALGIQUE

Il en va de certaines lectures comme de certaines musiques. Elles sont liées à des époques et des sentiments. Elles nous font voyager dans l’imagination et hors du temps. Elles sont libérations ou attachements. Les plus marquantes restent à jamais fichées dans notre mémoire. Parfois, les plus anciennes y déposent de doux sédiments, que l’on pensait ensevelis sous le poids des ans, mais qui remontent à la surface soudainement. “Le Rouge et le Noir” fait partie, en ce qui me concerne, de ces soupirs inaltérables. Le célèbre roman de Stendhal vînt à moi au début des seventies. Alors lycéen en proie aux premières amours adolescentes, aussi secrètes que platoniques, je m’étais laissé emporté, dès les premières pages, par un langoureux tourbillon existentiel. J’avais embarqué sur un navire battant pavillon émotion, bringuebalé entre passion et pardon, exaltation et malédiction, cogitation et agitation. Tantôt Madame de Rênal, tantôt Mathilde de La Mole, j’avais exploré les délicieux arcanes de leur psychologie féminine comme on part à la découverte d’océans inconnus. Le pauvre Julien Sorel, malgré ses ambitions et son ascension, ne pouvait éveiller en moi les mêmes frissons. Récemment, j’ai revu l’adaptation cinématographique, réalisée en 1954 par Claude Autant-Lara, avec Gérard Philippe et Danielle Darrieux. Chose inhabituelle, cela m’a incité à relire ce classique. Je savais où retrouver l’ouvrage qui m’avait happé lors de mes jeunes années. Il dormait sur l’une des étagères de ma chambre d’étudiant, dans la maison familiale. C’est l’un des rares livres de cette époque que j’ai conservé. Les pages avaient jauni, comme les feuilles des arbres d’automne. Brusquement, je me suis dit que cette œuvre correspondait parfaitement à cette saison, avec ses impressions, son spleen, ses colorations, ses émotions. J’avais découvert “Le Rouge et le Noir” par un automne lorrain pluvieux, après une rentrée studieuse dans un lycée mosellan austère. Je m’y replonge en ce mois d’octobre 2023, alors que sa toute première publication mentionne la date du 13 novembre 1830… et que le film éponyme est crédité d’une sortie sur les écrans français le 29 octobre 1954 ! Trop de coïncidences ne peut être coïncidence. Je relis ce récit qui relie mon printemps à mon automne. C’est le timing parfait pour rechercher l’ancien plaisir de la nouveauté, pour réconcilier l’ombre et la lumière. Sans plus attendre, vous devriez essayer.

Et quand vient le soir,
Pour qu’un ciel flamboie,
Le rouge et le noir
Ne s’épousent-ils pas ?

(Jacques Brel, Ne me quitte pas.)

ON AIMERAIT TANT Y RETOURNER

Quand, en période de rentrée scolaire, une ancienne photographie resurgit tout à coup du passé, on se dit un bref instant, qu’à cette école-là, on aimerait tant retourner. Nos souvenirs sur papier glacé à bords crénelés sont certes un peu grisés, mais les couleurs de ces jeunes années, tout au fond de nous, subitement, se trouvent ravivées. On se plait à rêver un voyage dans le temps, mais ce dernier ne se laisse guère remonter. Il conserve jalousement les clefs de nos secrets, que nous avons tous, un jour ou l’autre, bêtement égarées. Alors, on ré-examine, pour la énième fois, le cliché noir et blanc des années soixante. On tente de raccrocher des noms sur des visages. On s’en veut de ne pas pouvoir en identifier davantage. Combien demeurent encore dans ce petit village ? Combien ont disparu ? Combien ont aujourd’hui accompagné leurs enfants ou leurs petits enfants sur le chemin des écoliers ? Tant de questions se bousculent dans la cour de nos oublis et s’ennuient, suspendues à leurs points d’interrogation. Pour nous, la distribution des bons points, depuis bien longtemps, est terminée. Seules subsistent des images qui ne veulent pas s’effacer.

L’EAU ET LE FEU

Certaines images sont à la fois attrayantes et déroutantes. On ne sait si l’on doit s’émerveiller ou s’inquiéter. J’éprouve parfois cette impression contrastée devant un coucher de soleil et ses couleurs venues d’ailleurs. La sensation est décuplée lorsque l’eau et le feu se rejoignent et se mélangent. Leur mariage spectaculaire fait ressortir les traits de lumière comme les zones d’ombre. Lesquelles seront prédominantes au bout du compte ? La nature, après que l’homme se soit chargé de copieusement la saccager, lui fournira sans doute la réponse. Pas sûr que celui-ci ait alors l’envie, ni le loisir, de l’apprécier.

DANSER DANS LE NOIR

Une voix, une guitare, une vibration, une palpitation, une émotion… Une longueur d’ondes, douce et fragile, qui se transforme en implosion sentimentale et dynamite doucement le cœur, jusqu’à consumer l’être tout entier. On ne peut réfréner ce langoureux et profond embrasement sans faire couler quelques larmes. Et si celles-ci s’épanchent à l’extérieur, c’est que l’on n’a peut être envie d’étouffer ce délicieux incendie à l’intérieur.

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EN PÉRIGORD NOIR

Plus que jamais, depuis quelques jours, seules comptent les nuits. Isolée en pleine nature, au cœur du Périgord noir, sans aucune pollution urbaine, je guette la pâleur sans cesse redécouverte d’une lune incomplète. Ses altérations prévisibles et ses apparitions imprévisibles la nimbent d’un mystère familier, dont elle est à la fois l’élément central et le décor théâtral. Réminiscence ancestrale, elle fait partie de nous avant même notre naissance. Son influence est permanente. Ici, entre nuages blafards et frondaisons obscures, elle sait jouer d’un double rideau d’artifices qui contraste les sentiments les plus variés et les plus intimes. On ne peut jamais prédire le rayonnement qu’elle prodigue, au propre comme au figuré. À chaque fois, je la laisse me porter, m’emporter, plus loin qu’elle ne le devrait. Je me retrouve là où l’on se perd. Et je ne sais plus qui de la nuit qui s’enfuit, ou du jour qui la renie, rend la lune encore plus fascinante et fragile.