ZIZI JEANMAIRE

UN  OISEAU  AU  PARADIS


Elle regrettait parfois que “son truc en plumes” occulte d’autres chansons de son répertoire, écrites par Raymond Queneau, Boris Vian, Louis Aragon, Barbara, Jean Ferrat, Guy Béart ou Serge Gainsbourg. Elle a dansé avec les plus grands, de Rudolf Noureev à Mikhaïl Baryshnikov, et bien sûr Roland Petit, le grand homme de sa vie. Zizi Jeanmaire a fini par tirer son ultime révérence ce vendredi 17 juillet 2020, à l’âge de 96 ans. « Ma maman s’est éteinte paisiblement cette nuit à son domicile de Tolochenaz, dans le canton de Vaud », en Suisse, a annoncé sa fille, Valentine Petit.


Renée Marcelle Jeanmaire naquit le 29 avril 1924 à Paris. On lui a souvent demandé d’où venait ce surnom singulier de Zizi. Sa maman lui répétait sans cesse qu’elle était  “son p’tit Jésus”. Par une proximité phonétique et la magie des mots d’enfant, la fillette s’est elle-même baptisée “son p’tit zizi”. Et le premier chapitre de la belle histoire a commencé à s’écrire lorsque son grand-père l’a emmenée à l’opéra. C’était au Palais Garnier et on y jouait le “Roméo et Juliette” de Gounod. Elle n’était qu’une enfant mais le coup de foudre fut instantané. Il alluma une passion intense qui la conduisit tout droit à l’école de danse de l’Opéra National de Paris. Elle avait neuf ans à peine lorsqu’on l’inscrivit le même jour et dans la même classe que Roland Petit, qui allait devenir l’un des plus grands chorégraphes français… et l’amour de sa vie. À seize ans, tous deux intégrèrent le corps de ballet… pour le quitter à vingt ans, quand la plupart des danseurs ne cherchent qu’à s’y incruster ! Zizi s’en alla virevolter avec les Ballets de Monte-Carlo et Roland décida de se consacrer pleinement à la chorégraphie. Leurs chemins se séparèrent une première fois mais se croisèrent à nouveau en 1948, lorsque Roland Petit créa les Ballets de Paris au théâtre Marigny. Zizi en devint la danseuse étoile. Le firmament ne faisait déjà aucun doute pour celle qui allait s’y installer durablement : « Sans fausse pudeur ni modestie, je dois avouer que jamais je n’ai eu de doute sur ma carrière. »  Louis Aragon en fut également convaincu dès la première rencontre, lui qui, un peu plus tard, écrivit : « Sans elle, Paris ne serait pas Paris ».

L’année suivante, en 1949, la création du ballet Carmen, d’après Bizet, enflamma la critique. Drapée dans un rôle-titre et une chorégraphie taillée sur mesure, Zizi brula les planches et le cœur du public. Londres, Paris, New-York… le succès fut fulgurant. Roland Petit voulait une danseuse androgyne. Il lui demanda de couper ses cheveux. Elle s’exécuta sans se douter que ce look ne la quitterait plus. Cette coupe à la garçonne, ce visage expressif, ce corps longiligne, cette façon de danser en alliant classicisme et modernité, portée par ces jambes envoutantes, merveilleux compas aux pointes affutées, autorisant les arabesques les plus audacieuses, tout cela affirma d’emblée un pouvoir de séduction et un charisme fascinant. “La Croqueuse de diamants”, toujours sur une chorégraphie de Petit, ne fit qu’amplifier le phénomène dès 1950. Le charme agit sur les plus grands producteurs. Howard Hugues, nouveau patron de la RKO (la plus ancienne des sociétés américaines de production cinématographique) et Samuel Goldwyn, cofondateur de la prestigieuse Metro Goldwyn Mayer, furent les premiers à sauter sur l’occasion d’enrôler la révélation française à Hollywood. De 1952 à 1961, Zizi Jeanmaire s’illustra dans une demi-douzaine de longs métrages, côtoyant Dany Kaye, Bing Crosby, Mitzi Gaynor, Eddie Constantine, Paul Meurisse, Cyd Charisse… Cette ascension soudaine eut toutefois une conséquence malheureuse pour le tandem Zizi Jeanmaire – Roland Petit. Durant deux années, le pygmalion et sa muse s’éloignèrent l’un de l’autre. Leurs retrouvailles n’en furent que plus ardentes, avec un mariage en décembre 1954 et la naissance de leur fille en 1955. Ils mirent ensuite en commun leurs expériences américaines et leurs talents respectifs pour promouvoir un nouveau genre fusionnant le ballet et le music-hall. Dès 1961, la Revue à l’Alhambra en fut une illustration éclatante, avec en point d’orgue le cultissime numéro “Mon truc en plumes”, dans des costumes griffés Yves Saint Laurent. Ce dernier disait de Zizi qu’« il lui suffisait d’entrer en scène pour que tout prenne vie, feu et flammes ». Boris Vian ajoutait qu’elle avait « des yeux à vider un couvent de trappistes en cinq minutes » et « une voix comme on n’en fait qu’à Paris ». Preuve que ses jambes légendaires, souvent gainées de noir, n’était pas son unique atout.

Artiste talentueuse et malicieuse, travailleuse acharnée et disciplinée, Zizi Jeanmaire a toujours fait preuve d’un enthousiasme et d’une curiosité hors normes. Elle s’est épanouie dans un mélange des genres que peu ont eu la ténacité d’explorer et le courage de promouvoir sans relâche. Danse classique, ballet, comédie musicale, théâtre, chanson, télévision, cinéma, music-hall… tout se combinait et s’harmonisait avec grâce et allégresse.  Consciente de son magnétisme, elle répétait : « Lorsque le rideau se lève sur les spectateurs, il faut les séduire. La scène, c’est l’empire du charme ». La quitter était sa seule crainte, comme elle l’avouait peu avant ses adieux au public : « Ma seule tragédie, ce serait de ne plus pouvoir monter sur scène. Certains disent qu’ils compensent en faisant travailler d’autres artistes, mais moi non. Transmettre mes rôles à d’autres danseuses me barbe : elles n’ont pas de tempérament ». Sa dernière scène en 2000, sur celle de l’Opéra Bastille, fut un déchirement intérieur qu’elle affronta avec courage. Souffrant de la maladie de Ménière, un dysfonctionnement de l’oreille interne dont la cause demeure inconnue, mais qui provoque vertiges, pertes d’équilibre, acouphènes et baisse de l’audition, elle s’était résignée à abandonner ces planches qui l’avaient tant fait vibrer. Et réciproquement. À 76 ans, du haut de ses magnifiques gambettes, qu’elle savait plier et déplier comme personne, elle continuait pourtant à impressionner des jeunettes de vingt ans qui lui enviaient sa classe et son aisance. Celles d’un oiseau rare, à qui le noir seyait gaiement.

Difficile, voire impossible, de risquer un épilogue à la hauteur d’une telle trajectoire.  La seule conclusion pertinente revient à son âme sœur et amour de toujours, Roland Petit, formidable novateur et créateur d’une centaine de ballets qui continuent à faire référence aujourd’hui. Disparu en 2011, celui-ci était revenu de façon émouvante sur leur relation fusionnelle, lors d’un extraordinaire entretien accordé au magazine Paris Match, en juin 2002 :

« Je n’avais pas vu ma partenaire depuis deux ans. Mais un matin de 1954, elle a débarqué chez moi à Hollywood et j’ai compris qu’elle était la femme de ma vie. Pendant vingt-quatre heures, nous nous sommes aimés à perdre haleine ; notre chorégraphie la plus sublime.

Il était 7 heures du matin. Je me préparais à partir au studio Goldwyn Mayer, à Beverly Hills, où je travaillais avec Fred Astaire sur son prochain film, « Daddy Long Legs », quand le téléphone a sonné. Et qui était au bout du fil ? Zizi, que je n’avais pas vue ni entendue depuis deux ans. Après le succès de notre ballet fétiche “Carmen”, qui nous avait unis professionnellement – rien que professionnellement –, nous nous étions séparés : elle avait sa vie, moi la mienne. Pour elle, ça marchait fort, et moi je me débrouillais sans conviction.
Rien que le son de sa voix, ce jour de l’année 1954, me fit bondir de bonheur. « Où es-tu ?» Elle me répond : « À l’aéroport.» Silence. En moi-même, je pense : elle est venue à Hollywood pour préparer le prochain film qu’elle doit tourner avec Bing Crosby, et elle passe me voir en coup de vent, par politesse. Je lui dis pourtant que je l’attends. J’annule ma répétition. Fred, assisté de son propre génie, se débrouillera bien tout seul. Je me rase à toute vitesse, je prépare le breakfast et trouve même le temps d’aller cueillir quelques fleurs dans le jardin pour les mettre dans un vase sur la table. Deux couverts sont prêts, j’attends ma compagne d’enfance, ma petite danseuse de l’Opéra de Paris où nous avions fait nos classes ensemble. J’attends ma Carmen, celle que je n’ai jamais serrée sur mon cœur parce que la jeunesse, l’ambition, le désir de faire carrière m’avait empêché d’ouvrir les yeux. J’étais seul et j’attendais la seule femme qui comptait pour moi.
Vers 8 heures, elle sort d’un taxi, moulée dans un tailleur gris clair. Je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui. Je suis allé vers elle, je l’ai prise dans mes bras, et là j’ai su que je l’aimais pour la vie. Elle a murmuré : « Je suis venue pour toi. » Nous sommes restés l’un contre l’autre pendant vingt-quatre heures. Nous avons vécu le plus sublime des pas de deux. Notre chorégraphie d’amour fut si inspirée que j’en frémis encore. Sans parler, sans rien dire, le deal était conclu : nous nous aimions à la folie. Un jour, une nuit l’un que pour l’autre, et Zizi me quitte…

Elle retourne à New York où elle travaille. Et me voilà branché sur le téléphone des heures chaque jour. Dès que mon travail à Hollywood fut terminé, nous sommes rentrés à Paris, où nous nous sommes mariés. Nous avions la trentaine. Quelques mois plus tard, le ciel nous a envoyé le plus beau cadeau de la vie, une jolie petite fille que nous avons appelée Valentine. Et depuis, ballets, shows, travail quotidien à la barre, une grande sérénité, une fidélité. Elle pense à moi d’abord, je la fais passer en first. Je perds mon égoïsme et pense que les femmes ont des qualités souvent supérieures à celles des hommes…
Le temps a passé ; de ballets en revues, de films en spectacles de télévision à travers le monde, soudés l’un à l’autre, notre fille si talentueuse avec nous, nous avons vu les années défiler, le bonheur nous accompagnant sans cesse. Zizi est ma femme, ma maîtresse, ma mère, ma sœur, elle fait partie de moi-même et nous ne faisons qu’un. « Le jour où…» a décidé de tout, et cela pour déjà plus de cinquante ans. J’aime ce jour où… Je l’aime tous les jours de la semaine, de l’année, et jusqu’au bout. On est arrivé à un moment où Zizi est moi, et moi je suis elle. Le jour où il faudra partir, j’espère que je serai le premier car je ne vois pas d’autre solution. Sans Zizi, toutes les lumières s’éteignent, il ne reste que la solitude. »

 

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