MICHEL PICCOLI

UNE  ÉTRANGE  AFFAIRE

Son décès a été rendu public lundi 18 mai 2020, mais l’immense acteur s’en était allé une semaine plus tôt, le mardi 12 mai, à l’âge de 94 ans, des suites d’un accident vasculaire cérébral. Impossible de rendre compte en quelques pages d’une carrière cinématographique de plus de 200 films et d’un parcours théâtral de 50 pièces. Impossible de définir en quelques lignes un jeu alliant une force tranquille construite sur des failles vertigineuses avec un détachement ironique tantôt rassurant, tantôt effrayant. Impossible d’attraper en quelques mots une personnalité si diserte à la scène et si discrète au sujet de sa vie privée. Alors, que faire ?


La disparition d’un artiste un peu moins hors-normes aurait pu m’embarquer dans ce que les journalistes appellent trivialement une “nécro” de circonstance. Pas Michel Piccoli. Pour deux raisons essentielles : la première parce qu’il est justement hors-normes et la seconde parce qu’il a été la première rencontre troublante de ma vie d’adulte. Je venais d’intégrer la faculté de lettres à Nancy, en Lorraine. Premier envol hors du nid familial, première indépendance immobilière (en cité universitaire), première impression d’avoir accès à un autre monde, plein de promesses et d’incertitudes. L’année 1976 était aussi celle de la parution du premier livre de Michel Piccoli : “Dialogues Égoïstes”. J’ignorais totalement cette information jusqu’à cet après-midi étrange où je décidai d’aller flâner dans les allées du centre commercial Saint Sébastien, non loin de la place Stanislas. Au détour d’un couloir, je tombai sur une file d’attente dont je ne compris tout de suite l’objet. Je m’apprêtais à bifurquer dans une autre direction lorsque l’attroupement plus dense qui formait la tête de la colonne piqua ma curiosité. Je m’approchai pour découvrir qui était le fauteur de trouble. Attablé derrière quelques piles de livres, il était en train de dédicacer son ouvrage. Je m’arrêtai pile. Je n’en revenais pas. Michel Piccoli, à Nancy ! Là, à quelques mètres de moi ! Je l’observai un instant. Dédicace après dédicace, il se prêtait à l’exercice avec une simplicité déconcertante de la part d’une telle célébrité. Jeune étudiant cinéphile et comédien amateur, j’étais fasciné. Je le dévorais du regard et de l’imagination.  Avec qui avait-il dîné la veille ? Qui retrouverait-il demain ? Sur quelle scène parisienne ou dans quel film allait-il s’engager ? D’où lui venait cette aura, ce charisme ? Tout semblait si terne et insignifiant autour de lui. Dans un décor sommaire, chaise et table spartiates, sol gris, travée impersonnelle, sa présence comblait un vide abyssal. À quoi pouvait-il bien penser en s’acquittant d’une tâche aussi monotone dans un lieu aussi fade ?

Je n’avais pas beaucoup d’argent (et surtout je n’avais pas prévu cette dépense) mais j’achetai aussitôt le livre et pris place dans la file. Je continuais à l’observer en tentant de superposer les personnages qu’il avait joué sur grand écran. Le Doulos, Le Mépris, Belle de Jour, Dillinger est mort, Les Choses de la Vie, Max et les Ferrailleurs, Les Noces Rouges, César et Rosalie, La Grande Bouffe, Vincent, François, Paul… et les autres, Sept Morts sur Ordonnance, F… comme Fairbanks ; j’en avais le tournis. Le calque ne voulait pas tenir en place sur l’homme qui, à quelques mètres à peine, poursuivait tranquillement sa mission manuscrite. Volume après volume, il signait avec le sourire. Mon tour arriva trop vite. Je tendis le livre, encore un peu dans les nuages. Son regard profond n’arrangea pas les choses. « À qui dois-je le dédicacer ? » me demanda-t-il. « Pour Nadia », répondis-je. Il releva la tête : « Nadia ou Nadio ? Non… il n’y a pas de masculin pour ce prénom féminin… En tous cas, je n’en ai jamais entendu parlé ». J’enchainai aussitôt : « Heu… non, je ne crois pas. Nadia, c’est le prénom de ma sœur. Elle vous admire aussi… Enfin… je veux dire qu’elle vous admire beaucoup…». Il a à nouveau souri, mais d’un sourire légèrement différent. Sans doute a-t-il perçu mon trouble, ma timidité, mon émotion. « Elle a quel âge, Nadia ? » a-t-il poursuivi en inscrivant les premiers mots. « Seize ans ! » ai-je aussitôt rétorqué, en la vieillissant de quelques années. Il a terminé sa dédicace, puis m’a tendu le livre avec un regard encore plus appuyé que le premier. Fractions de secondes émulsifiées dans un sablier tournicoté. Espace-temps carambolé. J’ai dû balbutier un merci asthmatique et me suis éloigné avec le genre de regret que l’on oublie jamais. J’avais tant à lui dire et je ne lui ai rien dit. Peut-être l’a-t-il compris ? Sans doute s’est-il aperçu que cet étudiant hippie marchait au dessus de ses baskets et que lui-même en était la cause.

Longtemps, j’ai espéré que nos chemins se croiseraient à nouveau. Reporter au Matin de Paris, à Libération, à L’Événement du Jeudi, j’y ai parfois songé. L’occasion aurait pu se présenter. De même en tant que journaliste transgenre à Pink tv puis à Canal +, j’y repensais de temps à autre. Un entretien Michel Piccoli / Brigitte Boréale avait même été listé dans un projet tv en 2008.  La rencontre n’en aurait été que plus succulente. J’aurais eu beaucoup de choses à lui dire, et les lui aurais dites sans coup férir, bien à l’aise cette fois dans mes talons aiguille. Étrangement, ce regret n’en est plus un aujourd’hui. Son départ clôt le chapitre. Michel Piccoli fait partie de ces artistes qui m’ont progressivement appris à mieux percevoir les choses de la vie. À ralentir ou à accélérer le film des événements, tout en prenant soin du présent avec les êtres chers. Et en se foutant pas mal du qu’en-dira-t-on. Avant d’écrire ces lignes, j’ai regardé Max et les Ferrailleurs, que je n’avais plus revu depuis près de cinquante ans. Plaisir intact, voire majoré. L’extrait ci-dessous devrait en inciter plus d’un à faire de même. Ce long-métrage figure parmi la trentaine de films que Canal + propose actuellement en son hommage, sur sa plateforme de streaming myCANAL. Au moment de quitter mon clavier, me prit une envie soudaine : celle de retrouver le livre dédicacé et de promener mes ongles sur l’encre incrustée dans le papier. Madeleine de Nancy et réminiscence d’un passant du temps perdu. L’idée d’appeler ma frangine pour lui demander si elle avait conservé le précieux bouquin me traversa aussitôt l’esprit. J’ai saisi mon téléphone… puis me suis ravisée. À cinq heures du mat, je doute qu’elle eût apprécié…

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